Michel Duvert: monuments funéraires et maisons, hil harriak & etxe
Hil-harriak
&
etxe
Monuments
funéraires
et
maison
Michel
Duvert*
Cuadernos
de etnologia y etnografia de Navarra, année 27, n° 66, 1995,
607-622
Ces
dernières années ont été marquées par un spectaculaire renouveau
des études sur les stèles discoïdales notre ami P. Ucla en fut le
principal artisan. Nous avons désormais une bonne idée de l'aire de
répartition de ce type de monument, en Europe au moins; nous pouvons
également ébaucher une sorte de profondeur historique combinant
ainsi diversité et archéologie. Mais la genèse de ces formes et
leur vie même restent inconnues, dès lors toute spécifité leur
est ôtée. Le sens de ces oeuvres se réduit à celui que nous leur
donnons et uniquement à lui. Il en va ainsi chaque fois que nous
découpons nos thèmes d'étude pour en faire de simples objets
d'expérience destinés à la seule mesure.
Pour
nous, Basques, qui voyons vivre ces monuments et qui assistons même,
en Iparralde, à leur renouveau, un tel discours nous laisse sur
notre faim. En effet, ces monuments s'inscrivent dans notre culture
et l'approche ethnologique s'impose d'emblée. En d'autres termes, et
pour redéployer le champ de nos études sur ces types de monuments,
nous devons nous interroger sur le sens de ces pierres, ce qui a
conduit à leur apparition, ainsi qu'à leur maintien en des temps et
en des lieux (leur histoire) dans notre civilisation. Barandiaran,
comme toujours, fut le premier à attirer l'attention sur cette
situation: “Ignoramos dónde tuvo su origen la estela discoidal.
Es posible que proceda de los viejos menhires o de los cromlechs. Sus
formas y sus nombres actuales favorecen esta dirección. Pero se
trata de un hecho histórico que no puede ser conocido atiendo tan
sólo a semejanzas de formas por grandes que sean las aproximaciones
conseguidas (...). Y mientras no sepamos el pensamiento que hace
surgir y conservas las estelas, estas continuarán siendo un enigma
para nosotros" (1).
Qu'est-ce
qu'un monument funéraire dans ce coin des Pyrénées? L'archéologie
et l'histoire peuvent-elles seules nous le dire, sinon, comment
prolonger le regard de l'anthropologie? Voilà mon problème.
Observations
Deux
documents vont me permettre d'introduire ma démarche (photos A et
B).
-
- Dans ce coin du cimetière de Halsou (Labourd), on voit des tombes actuelles pourvues de monuments des XVIIe-XVIIIe siècles. Peut-on dater de telles tombes? Que signifie cette chronologie qui sera forcément nôtre?
-
- Cette tombe est faite de plusieurs monuments sur la croix figure le nom d'un mort, mais il n'est pas seul à être enterré ici. La tombe peut donc ne pas être individuelle, en dépit des apparences. Quelle relation y a-t-il entre mort particulière (personnelle) et monument funéraire surmontant une tombe? Et, par là, quel rapport y a-t-il entre une sépulture et les données figurant sur les monuments qui la signalent?
Ces
deux types d'interrogation se prolongent par la suivante: que
signifie la continuelle utilisation ou la réutilisation de monuments
anciens "passés de mode", cette sorte d'imprégnation qui
débouche pour nous, dans la vie actuelle, par la création de
discoïdales modernes dans des cimetières basques? Utiliser des
discoïdales par exemple, et pour nous en tenir à ce même thème,
signifie-t-il un même type de comportement ici et là-bas,
aujourd'hui et hier? L'expérience que nous vivons en Iparralde, où
des discoïdales sont de retour dans des cimetières, est-elle
comparable à ce que l'on a toujours connu comme pourrait le laisser
croire ces collections contenues dans nos monographies, ces discours
dans lesquels nous les enfermons et ces visions globalisantes ou
éclatées que nous en donnons de notre seul point de vue?
Tout
serait donc comparable, mais sur quelles bases et dans quelles
limites? La stèle discoïdales existe-t-elle? Ou bien n'existe-t-il
que des monades, des singularités, que les circonstances font
advenir et que notre activité intellectuelle convertit en de purs
objets livrés à la raison? Si l'on veut dépasser ces contraintes,
il nous faut définir des champs d'étude fondamentalement destinés
à situer nos objets (ces chimères) afin de leur donner du sens (et
du sens le plus adéquat), si tant est que: "Lorsque l'on ne
sait pas ce que l'on cherche on ne comprend pas ce que l'on trouve".
(Cl. Bernard).
I.
Monuments funéraires et maisons
Je
vais examiner tous les types de monuments connus, des plus
“archaïques” aux plus récents. Les premiers exemples sont
empruntés à Colas, (on verra pourquoi), mais le chercheur en
trouvera sans peine une foule d'autres, tout aussi pertinents, et qui
vont dans le même sens, dans nos cimetières actuels.
Fig. 1 |
Fig.
l.- Pierre tombale de jarleku (tombe d'église appartenant à une
maison; c'est là que se tiennent les femmes de cette maison durant
les offices; elles y ont leurs/ la chaise(s). Colas le souligne avec
force, une telle sépulture est collective ET anonyme, c'est-à-dire
non personnelle. L'inscription ne dit pas autre chose: la (sépulture)
de (la maison) Moniuscorene.
Fig. 2 |
Fig.
2.- Dans le cimetière cette fois, la discoïdale dit simplement
ceci: place (de la maison) Mariatoinea. Colas précise bien que c'est
la tombe (hilharria) d'une maison.
Fig. 3 |
Fig.
3.- A nouveau Colas ne se trompe pas, il dit: "vrai type de
sépulture basque en parlant de cette discoïdale qui ne dit que le
nom de la maison.
Fig.
4.- Tombe de benoîterie et non de benoîte, contrairement à ce que
dit Colas, mais ceci est un détail; être benoîte, c’est
accomplir une fonction particulière (2).
Fig.
5.- La tabulaire dit clairement que la sépulture est celle de la
maison Daquerret et non celle de tel ou tel de ses membres.
Fig. 4 |
Fig. 5 |
Fig. 6 |
Fig.
6.- L'inscription dit bien: tombe (hilherria, littéralement pays de
morts alors qu'il faudrait dire hilharria, ou mieux, hilharriak
"pierre(s) des morts" de (la maison) Hita. Suit un
avertissement qui invite le vivant à se souvenir de la mort.
Fig.
7.- Le plus récent de ces monuments s'inscrit dans le droit fil de
la tradition, il dit: sépulture de (la maison) Sahasquetta.
Fig. 7 |
II.
Monumens funéraires et maîtres/maîtresses de maisons
Exception
faite de la figure 12, les figures 8 à 13 illustrent des monuments
de deux cimetières de villages voisins, Gréciette et Lekorne (en
Labourd).
Fig.
8.- Après avoir invité les passants à se souvenir de la mort alors
qu'il est temps, cette croix signale deux noms différents.
Fig.
9.- Deux noms différents à nouveau sur cette discoïdale.
Fig.
10.- Françoise Aguerre et Johannes Sallaberry sont de la maison
Harretche.
Fig. 8 |
Fig. 9 |
Fig. 10 |
Fig. 11 |
Fig. 11.- Pasco de Harregui et Catherine d'Aguerre sont mariés
(conjoints) et maîtres (Mes) de (la maison) Curut, nous dit cette
inscription. Nous comprenons alors mieux les autres inscriptions vues
plus haut: les personnes citées sont des maîtres et des maîtresses
de maisons (etxekojaun et etxekandere).
Fig. 12 |
Fig.
12.- Cette tabulaire dit bien que Miguel de Camino est Sieur
(etxekojaun) de la maison Ordoquy; sa femme Ioana de Segure en étant
la Dame (etxekandere).
Fig. 13 |
Fig.
13.- On peut lire que Ioannes Marchanta est (maître?) de la maison
Donamartine. Ce dernier exemple met en lumière une donnée nouvelle,
à savoir que l'on peut définir un mort (une personne) par rapport à
une maison. Nous allons développer cet aspect.
Sur
ces tombes, sont affirmées avec force des valeurs qui fondent notre
culture.
Fig.
14.- Martin D'Etcheverry est prêtre (PTRE), mais il est aussi de la
maison de Bourritenea.
Fig. 15 |
Fig.
15.- Cette remarquable pierre labourdine mérite d'être lue “pas à
pas” et commentée dans le même mouvement; elle est écrite en
basque: ici repose le corps de Maria Darthaguiete maîtresse
(Anderia, ou Dame en français -voir fig. 12) de la maison Behola
puis, en second lieu, nous apprenons qu'elle est l'épouse de Batista
Haran. Il est clair que c'est elle l'héritière, la véritable
maîtresse de Behola, Batista Haran s’est marié chez elle. Le
monument funéraire peut ainsi suggérer ou dire la condition des
gens.
Fig. 16 |
Fig.
16.- Le titre de maîtresse ancienne (Etxekandere zaharra) de la
maison Etchegoin est nettement affirmé par Catherine
Etchegoincelhay.
Fig. 17 |
Fig.
17.- On ignore le nom du maître (Jaun) de (la maison) Aguerre; on
sait qu'il est mort (zena) et que c'est la tombe (ilherria) de sa
maison. L'inscription dit: la tombe du défunt maître de (la maison)
Aguerre.
Fig. 18 |
Fig.
19.- Véritable “acte officiel", cette inscription nous dit:
ci gît Jean Hausgarria, héritier unique (comme s'il était besoin
de le faire savoir à tous et à la postérité) de (la maison)
Mendiburia.
Hormis
le cas ilustré Fig. 14, tout se passe comme si ces tombes
signalaient des maîtres de maisons, des héritiers, c’est-à-dire
des personnes chargées de transmettre un bien qui fonde leur
identité et celle de leur famille. Dans notre société de voisins
(3), c'est bien la maison qui est à la base de nos modes de vie: "la
familia pirenaica ha sido considerada como familia 'souche" o
familia "troncal" por los seguidores de le Play, que la
definieron como una familia estable caracterizada por la transmisión
integra del patrimonio a uno de los hijos, que se asocia al trabajo
familiar y ayuda a sus hermanos con la dote y otras prestaciones. Es
una familia acomoda al medio agrícola, en la que la propiedad es
individual pero no invididualista porque esta intimamente ligada a la
vida familiar (...). La familia queda profundamente vinculada a la
casa y hacienda familair, a cuya conservación contribuyen padres y
hermanos. La casa es lo que identifica a la familia" (4). Dans
ce contexte, on comprend mieux pourquoi l'anonymat des tombes n’a
rien à voir avec celui de la fosse commune.
Le
premier groupe de monuments étudié (Fig. I à 7) insiste sur le
fait que les sépultures ne sont pas personnelles, mais sont celles
de maisons (ou de familles), ce que sous-entendent certaines des
inscriptions vues par la suite. En d'autres termes, tout se passe
comme si, aux alentours des XVIIe-XVIIIe
siècles, une habitude prit corps en Iparralde, celle d'identifier
des maîtres de maisons sur des sépultures qui, de toutes les
façons, demeuraient collectives. L'épitaphe reste discrète et
associée à la tombe dans ce milieu rural; elle ne connait pas cette
ampleur décrite par Ariès (5) en France aux mêmes époques.
L'originalité de la culture basque (et du monde pyrénéen) y est
éclatante, la maison est omniprésente; il n'y a pas de voix isolée
dans ce monde, si ce n'est de façon accidentelle.
On
peut donc penser que l'imagerie, si peu macabre (comparer avec le
travail d'Ariés (6), qui se développe dans notre art funéraire,
doit dire tout sauf le circonstanciel, l'individuel. Elle relève
d'un art qui ne célèbre pas l'accident, mais qui s'inscrit dans la
durée. C'est ce que nous allons tenter de voir.
IV.
Art domestique et individualisme
A
nouveau nous allons vérifier ce non-personnalisme qui fonde le monde
traditionnel basque. Nous allons examiner quelques linteaux.
Fig. 20 |
Fig.
21.- Sur ce remarquable linteau on voit bien la mise en scène d'un
acte fondateur; la maison se signe et annonce sa venue parmi nous, en
1806. Elle ne nous dit ni son nom, ni celui de ses maîtres. Colas
rapporte aussi un de ces cas “extrêmes", le linteau de la
maison Ahetzia dont la seule inscription rédigée en basque dit
ceci: "De siècle en siècle, l'on m'a nommée Ahetzia. D'après
la tradition des ancêtres, je suis une maison toujours ouverte
(hospitalière)". Les noms des maîtres qui ont fait faire cette
inscription restent inconnus et l'allusion aux ancêtres est claire.
On retrouve Ici cette volonté d'anonymat, d'effacement, qui préside
dans le domaine funéraire.
Fig. 22 |
Fig. 23 |
Fig.
22 et 23.- Ces figures tempèrent et étendent la proposition
précédente. La Fig. 22 montre le linteau de la maison Elgue de
Bustince (Basse-Navarre); cette pierre est récente, la maison est
beaucoup plus ancienne, contrairement à ce que dit le linteau (voir
7). En effet, il faut entendre "rénovée" et non "bâtie".
Au cours de cette opération, les époux Etchebest ont dû refaire
(au moins) la façade. La Fig. 23 montre les tombes de cette maison,
sous le porche de l'église. A gauche, la tombe d'une maîtresse
d'Elgue (dont le nom coïncide avec celui de la maison); à droite,
c'est la tombe de Pierre Menditéguy qui est maître d'Elgue; au
milieu se trouve la tombe de Marie Menditéguy, morte 34 ans plus
tard et mariée à Etchebest. C'est certainement elle dont le nom
figure sur le linteau (Fig. 22). Je reviendrai plus tard sur cet
exemple, mais il est évident que nous sommes en présence d'un art
domestique centré sur la maison, sur son histoire. Hors de ce
contexte, il est dépourvu de sens.
Enfin,
comparons les images figurant sur ces croix et celles figurant sur le
linteau Fig. 20: cœurs et "virgules" s'y retrouvent,
pourtant ce sont deux mouvements de nature différente et que deux
siècles séparent.
De même, le thème exposé sur le linteau Fig. 24 appartient au répertoire de l'art funéraire (comparer avec Fig. 13 par exemple); ces images sont elles pour autant liées à la mort? Assurément non, ces modes d'expression disent avant tout un art domestique centré sur l'etxe, au moins pour les époques qui nous occupent.
Fig. 24 |
De même, le thème exposé sur le linteau Fig. 24 appartient au répertoire de l'art funéraire (comparer avec Fig. 13 par exemple); ces images sont elles pour autant liées à la mort? Assurément non, ces modes d'expression disent avant tout un art domestique centré sur l'etxe, au moins pour les époques qui nous occupent.
Etrange
art qui, avec obstination, semble ignorer le trop particulier pour
affirmer avec force la continuité; art qui ne cherche pas à
célébrer la personne, la circonstance, l'accident. Art qui n'est
pas fait pour distraire, qui fait peu de cas des anecdotes, qui
tutoie les modes sans jamais s'y soumettre (Ariès n'a pas compris
cet art funéraire et ceci est très révélateur). Cet art
funéraire, en Pays Basque nord au moins, à partir du XVIe
siècle (avant?), reste dans son essence une énigme. Que dit-il? Une
cosmologie peut-être mais assurément une cosmogonie, des façons de
dire le monde, de se dire (8, 9).
Cet
effacement du sujet, ce refus de l'individualisme (cette solitude que
l'on dit liberté et qui est abandon), se retrouvent
bien évidemment dans le rite funéraire. C'est ce que nous allons
évoquer.
V.
Rite funéraire et maison
Je
citerai quelques exemples pris dans les cahiers d'un prêtre
bas-navarrais, à l'entrée de ce siècle. Il y consignait les
intentions de messes et différentes demandes émanant de ses
paroissiens.
Fig.
25.- Erramum et Pettan Mikelaborda demandent en même temps des
messes pour plusieurs défunts, comme pour les associer dans une même
intention. On note une demande pour: le père, la mère, le frère,
la grand-mère, la tante, la liste s'achevant par une intention
particulière (debozionezko meza).
Fig. 25 |
Fig.
26.- Dans les trois cas illustrés, on note que les messes sont
demandées pour des morts particulières, ainsi que pour "les
âmes sorties de la maison. Comme si on voulait incorporer ces
individus à des lignées, pour qu'ils ne se perdent pas dans un
anonymat qui est un autre versant de l'individualisme.
Fig. 27 |
Fig. 28 |
Fig.
27 et 28.- Cette fois-ci nous sommes au cœur-même de la mort
personnelle et, plus concrètement des obsèques. Voici
des extraits de deux listes d'offrandes de messes, offertes par des
maisons pour le repos de l'âme de deux morts du village. Notez que
dans les deux cas, on voit que la première demande (six messes
chantées) est suivie d'une intention: “etchetic athera (diren)
arimen (tzat)", c'est-à-dire "pour les âmes sorties de la
maison". Dans l'un des deux cas, (Fig. 28) le curé indique
etchetic/familiatic, confondant très normalement maison et famille.
Terminons
en suggérant la place de la maison dans le rituel funéraire basque
traditionnel (10). Dans ce pays, le peuplement se constitue par
"quartiers" (11). Chaque maison y possède un premier
voisin (lehen auzoa) puis deux à trois autres, définis selon des
règles connues (10); ce groupe forme les "premiers voisins"
(lehen auzoak). Rappelons aussi que dans ce contexte, les gens sont
surtout connus par le nom de leurs maisons.
Regardons
maintenant la composition d'un cortège funéraire "type",
tel qu'on l'aurait vu dans des villages de Basse-Navarre dans les
années 1950. En tête, marche le premier voisin qui porte la croix
(il reçoit le litre de kurutzeketari, porte-croix), il est flanqué
de deux des premiers voisins portant des cierges (ce groupe reçoit
le nom de kurutze-xirioak, croix-cierges). Suivent le curé, les
enfants de chœur et le chantre, puis le mort porté en général par
ses premiers voisins. Si ce mort est une femme, c’est une femme de
la famille (de la maison-même, éventuellement une mère, une
fille...) qui ouvre le deuil, accompagnée par la femme du premier
voisin qui porte, dans un panier spécial, des cires de deuil
(ezkoak): celles
de sa maison, de la maison du mort, des trois maisons des "lehen
auzoak" et éventuellement d'amis, de proches. Cette seconde
voisine reçoit ainsi le litre d'argizaina (gardienne de lumière); à
l'église elle conserve, entre autre, cette fonction en compagnie de
l'andere serora (la benoîte -2) qui officie dans l'église en
relation étroite avec la communauté des maîtresses de maison.
Derrière les femmes, marchent les hommes, selon un ordre qui, a
priori, n'est pas quelconque (le charpentier, qui est "maître
de cérémonie", veille à la composition de ce cortège
lorsqu'il sort de la maison). Enfin, les villageois et amis ferment
le cortège en se joignant à lui en chemin. Tout le monde emprunte
le hil-bide (chemin de mort), ce chemin particulier qui unit la
maison au bourg où se trouve l'église.
A
nouveau, mais à une toute autre échelle, on voit qu'il n'existe pas
de mort solitaire dans un tel pays. Les maisons s'impliquent dans la
mort qui frappe d'autres maisons, elles ne le font pas n'importe
comment. A ce propos, je signalerai deux ouvertures.
Le
rituel funéraire est profondément dialectisé (la structure des
cortèges, le port des vêtements de deuil dans le cas des hommes au
moins, les façons de faire dans les maisons...); l'art domestique
l'est également et donc l'art funéraire (voir en particulier 12).
En
ce qui concerne les imageries composant nos monuments je ferai deux
observations. La première est circonstancielle, j'ignore depuis
quand ces cortèges sont ainsi constitués (voir la mort "baroque"
si bien évoquée par Vovelle?- 19), mais on ne peut qu'être frappé
par le thème de la croix flanquée des deux cierges (comparer avec
les voisins Kurutze-xirioak qui ouvrent le cortège funéraire) sur
des monuments traditionnels récents (Fig. 15 par exemple), comme si
des imageries s'enracinaient dans des pratiques. La seconde
observation nous conduit vers de tout autres paysages; je viens de
suggérer une partie d'un rite complexe basé sur la manipulation de
lumières (voir 10). Regardons à nouveau le linteau de la maison
Elgue (Fig. 22): les deux chandeliers qui y figurent (comme ils
figurent également sur de nombreux monuments funéraires et linteaux
des XVIIIe-XIXe siècles), évoquent plus la
lumière que la mort. Le feu (qui signifiait la maison dans les temps
anciens), mais aussi la chaleur et la lumière sont des images
polyvalentes; ainsi, et pour mettre un terme à ces remarques: le mot
argi veut dire lumière. Dans certains cas il signifie l'âme d'un
ancêtre se manifestant aux mortels sous la forme d'une lumière
(13); mais ce n'est pas la seule forme que revêt l'âme (14).
Assurément, ce type de représentation autorise bien des lectures;
il me semble que celle que propose Barandiaran (1, p. 77) soit
particulièrement adéquate (parallèle stèle austarri).
VI.
Monument funéraire, femme et rite
Je
termine par deux images familières qui appartiennent à une époque
récente, celle de nos parents.
Photo
C.- Un jarleku où chaque génération de femmes prie pour "les
âmes sorties de la maison, en association avec l'andere serora et
avec leurs premières voisines dans les tout premiers temps du deuil
(10). En ce lieu, les femmes sont le signe que les maisons continuent
(elles "ont une suite"); elles sont un défi à la mort, à
la rupture. Enfin, par leurs prières et leur culte en église, elles
associent les morts individuelles aux lignées des ancêtres. Le
jarleku signifie donc continuité et solidarité dans une histoire
qui se constitue. Dans l'église et en Eglise, il est le lieu où
l'on exprime un sens de la vie.
Photo
D. (photothèque Ocaña-Debril) - Culte comparable sur la tombe
surmontée de la croix ou de la discoïdale. La plate-tombe du
jarleku, selon l'heureuse image d'Ariès: "fait partie du
dallage, se confond avec le sol dont elle est l'un des éléments.
Elle est alors la frontière dure qui sépare le monde d'en dessus et
celui d'en dessous (...). Elle témoigne d'une attitude de plus
froide acceptation et aussi de plus amicale cohabitation avec des
hôtes souterrains qui ont cessé de faire peur" (5). Rappelons
que les chaises furent introduites récemment et que leur usage ne se
généralisa pas avant la fin du XIXe siècle; jusque là
les femmes étaient accroupies sur les tombes, protégées de la
pierre par une sorte de tapis. Ce type de cohabitation avec les morts
a été noté par de Lancre, à l'entrée du XVIIe siècle.
Il observe ces femmes et dit: “...bien qu'elles fréquentent jour
et nuit les cimetières, qu'elles couvrent et entourent leurs
tombeaux de croix et d'herbes de senteur, ne voulant pas même que
l'odeur du corps de leurs maris leur sente le nez. C'est une piperie,
car telle pleure ou fait semblant de pleurer son mari à chaudes
larmes mort depuis vingt ans, qui ne jeta pas une larme le premier
jour des funérailles: elles sont là assises ou croupies à troupes
et non à genoux..." (15). Elles sont chez elles, ici aussi...
Photo C (Gouache de Jacques Le Tanneur, Veillée mortuaire, 1930) |
Photo D |
Le
monument dressé (discoïdale, croix ou tabulaire) est également un
signal: comme le jarleku dans l'église, il indique aux gens du
village qu'à cet endroit particulier une marson honore ses morts.
Ceci est tellement vrai, que dans le pays traditionnel, la vente de
la maison s'accompagne de celle de la sépulture.
Le
monument est à la tombe ce que la plate-tombe est au jarleku; les
deux signalent des emplacements appartenant à des etxe. Comparez la
Fig. I aux Fig. 2, 5, 7: toutes les formes de notre art funéraire
sont là, des plus archaïques à la plus récente (du point de vue
traditionnel); toutes disent une seule et même chose: la mémoire
des morts de la maison (et donc l'histoire des vivants) se constitue
ici.
Il
n'est donc pas étonnant que ces pierres, en relation avec les
linteaux, constituent parfois des sortes d'archives où l'on peut lire
l'histoire des etxe (voir Fig. 22 et 23). De la même façon, maison
des vivants et demeure des disparus peuvent, d'une certaine manière,
exhiber de mêmes "emblèmes" (Fig. 13 et 24), sans parler
des fonds de cheminées, des devants de cendriers, des bénitiers, du
mobilier... Tout un travail est à entreprendre en ce sens.
Conclusions
Au
terme de cette étude qui tourne délibérément le dos à une
histoire et à une archéologie dogmatiques (célébrant l'archive en
elle-même obsédée par la datation et la stratigraphie), mais
accueillant tout regard généreux qui ouvre le champ de
l'interrogation, je poserai un cadre conceptuel n'ayant pas pour but
"d'expliquer" des observations isolées, mais destiné à
accueillir toute donnée afin d'en faire jaillir du sens et le plus
adéquat. Je vais articuler plusieurs niveaux.
Il
y a dans ce pays trois grands domaines: la montagne, le bas-pays et
la côte; c'est là une division commode mise en oeuvre efficacement
par Baroja. Les marins ont leurs pratiques funéraires (10); les gens
du bas-pays, qui ont des biens établis et bornés, ont jarleku et
sépulture au cimetière. Les gens du monde agro-pastoral qui
transhument sur les communaux, ou les usurpent en utilisant les
bordalti (16) comme “tête de pont", ont des pratiques
funéraires mal connues. Ces marginaux instables (en Labourd et
Basse-Navarre au moins, car en Soule c'est autre chose), devaient
enterrer parfois dans des baratz (cromlechs) et ce, en plein
Moyen-Age (17,18). Restons donc avec les gens du bas-pays. Nous avons
là une société de voisins qui développe un rituel funéraire
domestique centré sur les femmes (etxekandere et première voisine)
avec la participation des hommes (premier voisin et premiers voisins,
charpentier). La venue du christianisme n'a guère dû modifier ces
façons de faire, la constitution des paroisses mit en relief
l'andere-serora. Le système traditionnel que nous avons connu
reflète une culture domestique christianisée, centrée sur l'etxe
et sur la société des voisins; sa structure même a dû être peu
affectée (?). Ainsi le mode de désignation du premier voisin peut
tenir compte de l'emplacement de l'église mais pas celui des trois
autres premiers voisins on peut être "de mairie" dans son
village mais "d'église et de sépulture dans le village voisin,
etc... (10).
En
revanche, de vieilles lectures de ce que l'on appelle "le temps"
(en particulier le temps cyclique des saisons et d'autres que
révèlent l'étrange calendrier basque), seront totalement remises
en question par un monde "chrétien" polarisé entre Le
début des temps, La fin dernière, le ciel et l'enfer.
L'interpénétration de ces deux mondes se fera de façon hétérogène
et tardive (on ne sait pas grand-chose de ces processus, quoiqu'en
disent bien des historiens pour lesquels le petit peuple n'existe
pas, encore moins nos fonds de vallées).
Il
y a un lien évident entre les modes de peuplement (les
établissements humains, le paysage humanisé) et l'art domestique
qui est une réalité construite, dialectisée, (ce qui vaut pour ici
et maintenant n'est pas forcément superposable à ce qui se fait à
côté). Dans ce contexte, la maison est un point de stabilité.
Goyheneche note que dans bien des villages on retrouve encore un
grand nombre de maisons connues au Moyen-Age; la recherche sur
l'habitat le confirme, (7).
Prenons
en compte le fait que les mots "stèle" et "stèle
discoïdale" sont inconnus dans le vocabulaire basque de tous
les jours et proposons (contre les tenants de la thèse dite
anthropomorphique: stèle = image du mort) que les termes "gizon”
(homme), "harri-gizona" (homme (de) pierre), etc... (1)
sont dérivés. Le concept fondamental serait alors hil-harriak (nom
qui désigne les monuments funéraires ET le cimetière). Le
monument, c'est la pierre qui marque le lieu du culte dédié à la
mémoire des
ancêtres. Ce lieu est vide de signe particulier, d'allusion à
l'aventure personnelle (ce qui est, de façon très générale, le
cas des baratz, ou cromlechs, fouillés par Blot en Pays Basque
nord). Dès lors, hil-harriak peut effectivement s'appliquer à
“tout” monument funéraire protohistorique de nos montagnes,
ainsi qu'aux pierres des tombes du bas-pays.
Le
lieu de sépulture (et non plus le monument) est peut-être lié au
concept de baratz qui désigne à la fois des cromlechs et une
sépulture domestique liée à la maison. Le mot jarleku n'a aucune
profondeur dans cette optique; il signifie le lieu où l'on se tient,
où l'on se place, c'est aussi le siège. Ce mot n'est pas utilisé
partout en Iparralde; à Saint-Jean-de-Luz on dit, par exemple,
sepultura, ce qui montre bien la fonction que recouvre ce terme.
L'équivalent de jarleku est hil hobia (ou tunba), la sépulture en
plein air. En d'autres termes, baratz, jarleku, hil hobia et tumba
désignent des modalités de sépulture, alors que hil-harriak
demeure et signifie un signal qui nous dit: ICI se célèbre la
mémoire des ancêtres, ici se constitue notre identité
particulière.
En
1970, Barandiaran, dans un fameux travail rassemblant des données
éparses, revenait sur des idées qui lui étaient chères: "La
estela es hoy todavía símbolo, sujeto y soporte de un mundo de
creencias y de una actitud humana vinculada a un ideal que trasciende
esta vida terrena. Forma parte de un sistema religioso en el que el
respeto a los antepasados desempeña papel importante, y sólo en él
sería comprensible (...). En los últimos tiempos, el ideal
cristiano, concretado en un modelo a imitar que es Cristo, ha ocupado
el centro de visión y de esperanza en el ancho cuadro de la vida de
la población vasca. A su lado y entreverándose con él, y, a veces,
reforzados por él, aparecen los elementos del viejo sistema, como
substracto de un mundo de representaciones que culminó hace siglos.
Con
una otra concepción, pero sobre todo con el grupo de creencias y de
costumbres de la más antigua tradición, ha venido articulada la
estela discoidea, como efigie de antepasados, como ara y como símbolo
y representación de la casa" (1).
Que
dire de plus, si ce n'est que le monument funéraire (etxeko
hil-harria) est le lieu où l'on réactive une conception de la vie
humaine (et donc de la mort, qui est fondamentalement le contraire de
la naissance) et où l'on affirme une identité collective qui est
comme une mémoire en devemr, un mouvement qui semble faire peu de
cas de l'accident, de la personne, de l'anecdote. Et notre art
funéraire (au moins dans le Pays Basque nord postérieur au XVIe
siècle) ne ressemble en rien à ces livres d'images qui déroulent
regrets, sanglots, ossements et délicats angelots (6). C'est dire si
les maçons (harginak: faiseurs de pierre) opéraient dans des
contextes bien particuliers, ceux-là mêmes qu'autorisaient notre
culture. La méconnaissace d'un tel cadre affaibilit grandement la
portée de toute analyse, aussi sophistiquée soit-elle.
En
fait, ce refus délibéré de l'anecdote et du particulier ne
représente qu'une tendance majoritaire, on ne peut nier le fait que
l'individualisme a pénétré avec plus ou moins de force dans cet
art, faisant sortir les tombes d'un type d'anonymat (mais rappelons
avec force que l'emplacement de la sépulture est connu de tous, au
moins à l'église, et au cimetière par l'andere serora au moins). A
partir du XVIIe
siècle, les maîtres de maisons se font connaître, des artisans
font allusion à leur métier... Il serait vain de nier cette
dimension. Dans quelle mesure ces percées de l'individualisme
ont-elles recomposé des imageries plus anciennes? Quelles
circonstances présidèrent à la mise en forme de ces dernières?
Quel fut le degré de liberté des hargin formés dans ce milieu?
Pourquoi l'Eglise de Trente qui triomphe dans nos sanctuaires, se
contentait-elle des images si peu "orthodoxes" que déroule
notre art funéraire? etc. Ces questions
me semblent premières dans toute approche symbolique et, a fortiori,
comparative.
Une
telle approche ne saurait faire l'impasse sur la langue basque.
Comment ne pas être enchanté dans ce monde qui cultive la
"non-appropriation”, le retrait du particulier au profit du
jaillissement (9), et qui, avec des concepts comme uts et utsbete par
exemple, exprime à la fois le plein et le vide, l'état de
perfection et de faute, voire l'état de nature, ainsi que l'absence
de substance.
*
Association Lauburu, Etniker Iparralde.
Bibliographie
1.
BARANDIARÁN
DE, J. M., Estelasfunerarias del País Vasco, Ed. Txertoa, 1970, 212
p.
2.
DUVERT,
M., Andere Serora, la femme et le sacré dans la civilisation
basque, Ekaina 1991, 1-24 (le numéro de cette revue est entièrement
consacré aux benoîtes).
3.
TOULGOUAT,
P., Voisinage et solidarité dans l'Europe du Moyen-Age, lou besi de
Gascogne, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1981, 332 p.
4.
CELAYA
IBARRA, A. , El régimen jurídico de la familia en las regiones
pirenaicas (vertiente sur). La familia als Pirineus, Govern
d'Andorra Ed., 1993, 20-33.
5.
ARIES,
P., L'homme devant la mort, Ed. Seuil, Paris, 1977, 642 p.
6.
ARIES,
P., Images de l'homme devant la mort, Ed. Seuil, Paris, 1983, 277 p.
7.
DUVERT,
M. & BACHOC, X., Habitat et charpente ancienne en Pays Basque
nord, éléments pour une étude rationnelle des formes de l'habitat
vascon. Kobie, 1989/ 1990, no
IV,
13-190.
8.
DUVERT,
M., Contribution à l'étude de la stèle discoïdale basque,
Bulletin du Musée Basque, 1976, no
71
& 72.
9.
DUVERT,
M., Imageries, images et imaginaires basques.' quelques principes
d'étude. IV Congreso Internacional sobre la estela funeraria.
Donostia 1991, Ed. Eusko ikaskuntza, 1994, 417-436.
10.
DUVERT,
M. et col, Contribution à l'étude ethnographique de la mort en
Pays Basque. Bourse J-M. de Barandiarán 1987-1989. Sous presse.
1
1. LEFEBVRE, Th. , Les modes de vie dans les Pyrénées-Atlantiques
orientales, Ed. Librairie Armand Colin, 1933, 777 p. et cartes.
12. DUVERT, M., Contribution à l'étude des stèles discoïdales basques dans la Navarre d'Ultrapuertos, Cuadernos de Etnologia y Etnografia de Navarra, 1985, n° 46, 145-199.
12. DUVERT, M., Contribution à l'étude des stèles discoïdales basques dans la Navarre d'Ultrapuertos, Cuadernos de Etnologia y Etnografia de Navarra, 1985, n° 46, 145-199.
13.
BARANDIARÁN
de, J. M., Dictionnaire illustré de mythologie basque, Ed. Elkar,
1993, 372 p.
14.
SATRÚSTEGUI,
J. M., El rostro cultural de la muerte en la cultura tradicional.
Anuario de Eusko-folklore,
1992-1993, t. 38, 11-133.
15.
DE
LANCRE, P., Tableau de l'inconstance des mauvais anges et démons,
où il est amplement traité des sorciers et de la sorcellerie. Ed.
Aubier Montaigne, Paris, 1982, 391 p.
16.
DUVERT,
M., Contribution à l'étude des formes d'habitat et des modes
d'investissement de l'espace en Euskadi-nord. Géographie et
cultures, 1994, no
12,
15-42.
17.
BLOT,
J., Archéologie et montagne basque, Ed. Elkar, 1993, 240 p. (ainsi
que les travaux publiés dans le Bulletin du Musée Basque).
18.
DUVERT,
M. & AGUERGARAY, A., Investissement de l'espace,
données ethnographiques
recueillies dans le 'goiherri"
(hauteurs) navarrais et souletin. Anuario de Eusko-folklore,
1992-1993, t. 38, 135-154.
19.
VOVELLE,
M., Mourir autrefois, attitudes collectives devant la mort aux XVIIe
et
XVIIIe
siècles.
Ed. GaIlimard/Julliard, 1994, 251
p.
Iruzkinak
Argitaratu iruzkina