Michel Duvert: Structure de l'art plastique basque

Remarques sur la structure de l’art plastique basque


Michel Duvert
Iker 2, Piarres Lafitte-ri omenaldi, 
Euskaltzaindia, Bilbo, 1983.

Pour Colas et Veyrin la décoration des stèles peut se ramener à des assemblages plus ou moins heureux de motifs géométriques. Pour eux, les vieux maîtres sont d’habiles (mais toujours modestes) artisans qui jouent sans trop s’en rendre compte avec le compas et la règle. Il est vrai que seuls les hommes chargés de mettre en scène les valeurs des classes possédantes, ou des puissants. ont droit au titre d’artiste. Leurs œuvres sont dans les musées et diffusées dans des livres «d’art». Le peuple n'a droit qu’à une sous-culture, mais rustique et proche de la nature, fidèle aux traditions... C’est le ghetto du folklore, un mot que l’on a soigneusement tourné en dérision. C’est dans ce cadre que l’on range la culture basque, une culture qui a toujours été niée et piétinée par ceux qui nous gouvernent. C’est Versailles mais aussi Madrid qui véhiculent la civilisation et éclairent les primaires.
En dévaluant l’art populaire et en minimisant la culture basque, on a laissé dans l’oubli et dans l’abandon bien des œuvres et des créateurs de ce pays. Cependant ,en matière de création tout est question de degré; il n’y a pas d’un côté l’enfer et de l’autre le paradis. Bien des œuvres basques reflètent des univers complexes; c’est ce que nous allons essayer de montrer. Pour cela nous allons examiner des monuments funéraires, ils sont en général d’une puissante originalité. L’art de la stèle basque a été inégalé dans ses chef d’œuvres des XVIe-XVIIIe siècles (parmi les stèles d’Europe occidentale au moins).
Lorsque l’on examine le dessin de certaines discoïdales, on est souvent gêné par le fait que l’on ne voit pas toujours à première vue quelles sont les parties en relief (Fig. 13, 16, 17...). 


On est parfois embarrassé lorsque l’on fait des relevés, mais, sur le terrain, lorsque le soleil éclaire convenablement l’œuvre, il n’y a plus d’équivoque. Cette ambiguïté de lecture est essentiellement due à la technique même du champ-levé (et plus particulièrement chaque fois qu’une représentation est figurée par ses seuls contours sur un fond homogène ou évidé (voir bijoux, entrelacs... de divers peuples). Nous pensons que les vieux maîtres n’ont pas toujours subi cette contrainte, au contraire.
Considérons la figure 3, exécutée en champ-levé et éclairée de gauche à droite. Plusieurs combinaisons peuvent être réalisées selon les parties qui sont en relief; A et B en illustrent deux. Deux remarques: le soleil, et lui seul, permet de lire la représentation; doit-on accorder plus d’importance à ce qui est en relief ou à ce qui est évidé, pourquoi? L’interprétation d’une œuvre peut ne pas être immédiate.

1. Le champ-levé
C’est la technique de base du grand art lapidaire basque. Dans cette technique l’espace se répartit sur deux niveaux parallèles; les éléments en relief se détachent sur un fond plat (que nous avons parfois figuré en pointillés). Trois exceptions sont à noter: la ronde-bosse, elle est tout à fait exceptionnelle; la taille en réserve et la gravure qui semblent avoir été utilisées surtout en Navarre; le champ-levé à plusieurs plans étagés; cette façon de faire est rare mais bien représentée en Labourd, sur les tabulaires des XVIIe-XVIlIe siècles et les discoïdales qui les copient.
La photographie ci-dessous résume certaines de ces caractéristiques. Le champ-levé à deux niveaux est utilisé sur les deux faces principales, le champ-levé à plans étagés est utilisé sur les faces latérales où l’on remarque également de puissantes moulures.

2. L’ambiguïté de lecture, exemple de l’élément fusiforme
Les œuvres illustrées Fig. 1 et 2 sont à priori fort semblables. Dans le premier cas, six éléments fusiformes sont en relief, dans le second ils sont évidés et soulignent six triangles à côtés courbes qui sont en relief. Remarquons que dans les deux cas on est en présence d’éléments supportant le rayonnement.



L’œuvre 4 est par contre ambiguë, les deux lectures précédentes sont autorisées. Il en est de même sur le disque (mais pas sur le socle) de la Fig. 5. En fait, les œuvres 4 et 5 traduisent avant tout un espace rythmé par les pleins et les vides, comme la Fig. 6 qui «représente» aussi une croix.
Une même exploitation du jeu plein-vide se trouve illustrée sur la croix (Fig. 7) de la couturière Dominik, de Lantabat. Sur le bras horizontal, les éléments fusiformes évidés mettent en valeur six triangles accolés par leur base et leur sommet. En haut du montant vertical, les six éléments fusiformes sont seuls indiqués; en bas fuseaux et triangles confondus rythment l’espace. Il nous semble net que le maître a eu ici une claire conscience des possibilités offertes par le dialogue plein-vide. Bien que nous ayons tendance à ne considérer le plus souvent que les éléments en relief, cette œuvre offre par endroits plusieurs possibilités de lecture.

La figure 8 illustre un élément cruciforme formé de quatre éléments en fuseau. Que «représente-t-elle? » Une croix évidée construite sur les axes V et H ou quatre triangles en relief disposés selon les axes secondaires? De même, comment lire les Fig. 9 A-B, faut-il y voir quatre éléments fusiformes disposés sur les axes secondaires et délimités par la base de quatre (le carré), ou une stylisation de la croix à branches curvilignes? Les maîtres le savaient-ils ou se contentaient-ils de reproduire des façons de faire, c’est-à-dire un style? L’abondance de ces sortes de croix pourrait se comprendre si l'on admet qu'elles traduisent également (et avant tout?) un jeu de rapports entre pleins et vides construits autour de l'élément fusiforme (voir aussi Fig. 10, 17, 26).


Fig. 10, avant tout chose les croix A et B matérialisent des équilibres entre des vides (élément fusiforme) et des pleins (les triangles qu’ils ménagent entre eux), en outre ces vides et ces pleins sont étroitement liés. On peut lire de la même façon les Fig. C et D et la Fig. 11 attirera l’attention, soit sur les éléments en fuseau (A), soit sur la croix qu’ils délimitent (B).



La différence profonde entre Fig. 8 et 9 d'une part et 11 A-B et 11 C-D d’autre part, est la rotation de 45° effectuée par l’élément cruciforme (voir également le socle Fig. 12). Les maîtres ont manifestement joué avec les possibilités offertes par les rapports plein-vide et l’élément fusiforme. Ils en avaient conscience. D’autres exemples nous le montrent également.
 Fig. 12, mise en scène d’un espace rythmé par les pleins et les vides où l’élément fusiforme par sa répétition joue un rôle essentiel.
 Fig. 13, l’espace est uniquement rythmé par l'élément fusiforme évidé et les parties en relief qu’il laisse apparaître. Faut-il accorder plus d’importance à ces dernières parce qu’elles sont en relief? que «représente» cette œuvre?

Les Fig. 16 et 17 autorisent les mêmes ambiguïtés de lecture, même si une croix apparaît «évidente» Fig. 17.

Fig. 14 et 15, l’élément fusiforme dialogue avec les lignes droites. Chaque fois qu’il est utilisé il sous tend un rayonnement; il est tantôt évidé, tantôt en relief.
Il est incontestable que les maîtres ont pris un plaisir réel à jouer avec cet élément fusiforme, même s’il est né «spontanément» sous leur compas. Cet élément constitue un des motifs de base du langage plastique des basques. Il est rarement utilisé de façon isolée; sur la Fig. 18 nous le voyons accomplir des fonctions identiques à celles accomplies par la virgule, le triangle, le demi-cercle ou la fleur de lys par exemple, qui peuvent être accolés à toute une série de représentations; nous reviendrons sur ce phénomène «d’agglutination».

Compte tenu de ce que nous venons de voir, et en exagérant quelque peu, on peut penser que la stèle Fig. 19 illustre plus six éléments fusiformes supportant le rayonnement, qu’une construction géométrique maladroite.

3. Continuité et discontinuité
Les rapports plein-vide s’inscrivent dans un ensemble beaucoup plus vaste.
A- La région 6
Dans le Labourd, le monogramme IHS a été particulièrement utilisé. Lorsque l’on examine ses représentations, dans la vallée de la Nive, on est frappé par le fait suivant. Les lettres verticales s’articulent d’une manière complexe avec la bordure, dans la région 6 (Fig. 20, 21). 

Sur les inscriptions gothiques on voit également que les lettres rejoignent l’encadrement qui les délimite; mais chez nous il ne s'agit pas d'un trait de style comme nous allons le voir.

Fig. 22, 24, le motif situé sur l’axe V est continu, collé à la bordure sur la région 6 dans le disque. Parfois, l’axe V est également affirmé dans le socle et collé avec la bordure en 6 (Fig. 23).
Si la figure 24 illustre une croix fleurdelisée, elle représente ou met en scène l’identité des régions 9, 12 et 3 et l'originalité de 6 où la bordure vient se prolonger dans l’espace du disque.
C’est à travers l‘axe V, par la région 6, que se fait la fusion. En Labourd, le monogramme a suivi toute une évolution; dans ces séries de transformations trois tendances se dégagent: l’axe V est conservé, il porte la croix ; la barre horizontale du H est supprimée, les parties verticales sont seules conservées accompagnées parfois de deux autres barres verticales (lettre I redoublée); il apparaît donc une série parallèle à l’axe V ; la lettre S peut être transformée ou supprimée.
Durant ces transformations, l’axe V reste fusionné avec la bordure en 6; les lettres 1 et H (ou les éléments qui en dérivent) peuvent être également fusionnées en 6 (Fig. 20, 21), mais jamais les lettres S. 

Tout se passe comme si les éléments placés directement sur V (croix, Fig. 15, 20, 21, 22, 24, 25, 45) étaient obligatoirement sur le même plan que la bordure, fusionnés avec elle; les éléments qui se disposent en fonction de cet axe, qui lui sont parallèles, tendent également à fusionner avec la bordure, mais en 6 seulement et plus rarement en 12 (Fig. 20, 21, 27). 


Les éléments qui échappent à l’emprise de l’axe V (lettres S, Fig. 20, 21; base de quatre, Fig. 6, 22; figurations diverses, Fig. 21, 25, ...) tendent par contre à être libres dans le disque, sans attache avec la bordure. 


 Ces caractéristiques sont tout à fait générales et la région 6 est avant tout le point d’ancrage de l’axe V; la bordure et la représentation portée par l’axe V tendent à former un ensemble continu.

B- La bordure
Cette région peut être un simple liséré ou avoir une structure complexe (répétition de triangles —Fig. 20, 21, 25, 32— ou d’éléments fusiformes s'appuyant sur le pourtour de l’œuvre —Fig. 1, 4, 6, 13, 16...). Dans la grande majorité des cas, elle forme une région bien délimitée.



Fig. 25, la bordure communique largement avec l’axe V. Le couple axe V-bordure forme un ensemble continu délimitant deux espaces (de part et d’autre de la croix) où se déploient en toute liberté divers éléments discontinus.

Fig. 26, tous les éléments en relief sont fusionnés avec la bordure (de même pour le socle). Cette œuvre peut être considérée comme étant formée d'un seul ensemble continu avec la bordure et se déployant selon les axes primaire et secondaires (dans le disque, mais aussi dans le socle).
Fig. 27, elle est tout à fait semblable à la précédente. Cette représentation dérive du monogramme (voir au dessus); plus que les lettres IHS, elle forme un ensemble d’éléments continus avec la bordure qui se déploie sur le fond du disque (pontillés) qui est discontinu.




De la même façon on peut lire les Fig. 28 à 32.
Les rapports continu-discontinu sont communs à des œuvres extrêmement variées (Fig. 25 à 32); dans ce dialogue la qualité des pleins et des vides qui se mettent mutuellement en valeur peut ne pas être quelconque (Fig. 1 à 17).

C- Un monde où les références n'ont guère d’importance
Avant d’être des représentations «objectives» d’éléments donnés (rosaces, croix, fleurs de lys…), la stèle est un langage plastique. Plus qu'une mise en scène d'espace structuré (axes, régions…), la stèle est un rapport de structures continues-discontinues auquel le soleil donne vie grâce au jeu plein-vide (c’est-à-dire à la technique du champ-levé). A San Martin de Unx (Fig. 29 par exemple),


plus que l’indication de la région 0, de la base de quatre et des axes V et H, c’est ce type de rapport qui s’impose. De même en Soule (Fig. 28), Basse-Navarre (Fig. 31) et Labourd (Fig. 32).


Dans ce contexte, les systèmes de représentation (les symboles chrétiens par exemple) tendent à être confondus et agglutinés, ou au contraire éclatés, dans un espace qui privilégie les rapports entre continuité et discontinuité. Les vieux maîtres ne sont pas des naïfs qui jouent inconsciemment de la règle et du compas. Dans la figure 25, l’ensemble croix-bordure forme un seul bloc qui contraste avec la grande liberté de traitement des autres éléments (voir Fig. 20, 21). 


Fig. 32, le groupe continu bordure-axes V et H (et donc croix) contraste avec la légèreté et la liberté des éléments discontinus sur la base de quatre. Fig. 30 et 31 plus qu’une simple addition d’éléments ces œuvres sont des dialogues entre ensembles cohérents, continus, et un fond évidé, discontinu (voir Fig. 26 et 28).

Dans ce type d’univers, qu’elle est la valeur intrinsèque de chaque représentation? Que «représente» une stèle? Que signifie par exemple l’abondance des croix et surtout de celles du type illustré Fig. 10 A et B? Plus qu’un monde chrétien la stèle est un monde christianisé. 


Derrière chaque croix on trouve très vite: les axes V et H avec leurs propriétés essentielles ; les régions 9-3-12 et la région 6 ; les rapports entre les pleins et les vides (les bras des croix du type 10 A rappellent avec insistance les triangles aux côtés courbes des Fig. 2, 13…) ; les rapports de continuité et de discontinuité.



De plus, comme n’importe quel autre élément de vocabulaire esthétique, la croix est agglutinée à d’autres éléments (Fig. 18 b ou 15, 22, 45…). La stèle est un espace fondamentalement abstrait (qui exclut le portrait et l’anecdote), ce n’est ni un livre d’images ni un échafaudage habile de dessins géométriques. Elle est le fruit d’une recherche collective, elle figure des types de sensibilité que les vieux maîtres traduisaient dans la pierre. Chaque stèle est une tranche de vie où, à la suite de ceux qui nous ont précédés, nous aimons nous reconnaître.
Fondamentalement, la stèle n’est pas un support où s’additionnent des représentations; elle est espace et rythmes que le soleil fait vivre différemment tout au long de chaque journée. Sans soleil, il n’y a pas de stèle, et c’est également dans cette perspective qu’il faut situer les rapports continu-discontinu.

4. La stèle est un espace mouvant
Axes et régions n’ont pas de limites fixes dans une discoïdale, ce sont simplement des repères qui canalisent des forces en mouvement. Nous avons déjà étudié cela à propos de. la région 0 (Duvert, 1976). Nous allons revenir sur ce thème en les situant dans les rapports entre plein et vide.
Fig. 33, la base de quatre s’oppose au déploiement du rayonnement issu de la région centrale 0.
Fig. 34, seule la base de quatre est affirmée par un jeu plein-vide qui se développe en continuité avec la bordure. Ces quatre éléments laissent inoccupées les régions 9, 12, 3, 6 et la région centrale qui a une forme en losange. comme sur la figure précédente.
Fig. 35, comme la figure précédente elle est construite à partir de quatre structures évidées, sur les axes secondaires, et dont les parties pleines sont continues avec la bordure. De même, les régions 9, 12, 3 et 6 sont inoccupées et la région centrale a une forme en losange. On peut dire aussi que cette stèle «représente» une croix.
Fig. 36, c’est la même structure à nouveau mais la base de quatre a un développement intermédiaire entre celui des Fig. 34 et 35; les régions 9, 12, 5 et 6 sont pleines, mais la région centrale conserve toujours la trace de l’affrontement de la base de quatre, sous forme d’un losange. Cette stèle «représente-t-elle» une croix?
Jusqu’ici nous avons vu des éléments circulaires placés sur les axes secondaires. Voyons maintenant des éléments fusiformes à cet endroit.
Fig. 37, quatre demi fuseaux évidés convergent vers 0, de la même façon que quatre éléments évidés sont placés de part et d'autre de 0 sur la Fig. 36. L’espace inoccupé représente une croix.
Fig. 38. cette fois ci les quatre éléments qui convergent vers 0 sont en contact, mais non fusionnés. Ils ménagent des vides en 9, 12, 3 et 6 qui sont reliés entre eux. On peut lire sur cette œuvre une «fleur à quatre pétales», mais aussi une croix, c’est bien la lecture qu’en donne Tabar Sarrias (1979) qui rapporte cette œuvre navarraise. Faut-il apporter plus d’importance à ce qui est en creux ou à ce qui est en relief?
Fig. 39, nous avons déjà analysé ce type de représentation (voir 10 A et 11 A et B), la différence avec la figure 37 est la présence des fuseaux en 9, 12, 3 et 6 (Sur les Fig. 35 et 38 par exemple, sur cet emplacement on avait figuré des triangles et non des fuseaux).

Fig. 41, alors que sur la figure 37 les éléments en fuseau étaient reliés entre eux (et l’on pouvait croire que le maître avait «voulu représenter une croix»), ici rien de tel. C’est un jeu pur de plein et de vide où la continuité de la surface de la stèle est rompue par quatre demi fuseaux. Que «représente» cette œuvre?
Fig. 42, l'espace laissé libre précédemment (Fig. 41) par les quatre demi fuseaux est évidé selon les axes V et H. Cette œuvre est formée de quatre triangles évidés convergeant vers 0, issus de la bordure, en continuité avec elle. Nous avons déjà vu des situations semblables où la bordure se déploie dans le disque le long d’axes (Fig. 26, 28). 

Cette discoïdale figure également une croix évidée encadrée par quatre éléments «difficiles à identifier» pourrait-on dire, mais est-ce uniquement en ces termes qu’il faut lire cette œuvre?
Fig. 43, cette fois-ci, les quatre éléments en triangle qui convergent vers 0 sont en relief, ils sont isolés, comme la structure qui figure en O. Par contre, les parties évidées selon V et H sont reliées entre elles au niveau de la bordure et autour de la région centrale. Curieuse représentation pour une œuvre qui provient de la nécropole paléochrétienne de Soracoiz (Navarre). Les parties évidées suggèrent une croix aux branches évasées inscrite dans un cercle, mais les parties en relief? Faut-il accorder plus d’importance à ce qui est en relief ou a ce qui est évidé?
A travers ces exemples, nous voyons l'importance des axes secondaires. Ils servent à construire des éléments dirigés vers 0, source du rayonnement. Dans cette optique la discoïdale peut se concevoir comme: un équilibre entre les forces centrifuges, rayonnantes, issues de O et les contraintes plus ou moins fortes qui se développent sur les axes secondaires (Fig. 40) ; un dialogue plein-vide, où la bordure joue un grand rôle, entre les éléments disposés sur les axes secondaires et le reste de l’œuvre.


La figure 40 qui se dégage de ces considérations tout à fait théoriques suggère quatre «lignes de front», face au rayonnement et ménageant l’emplacement des axes primaires V et H (axes où la croix peut tout naturellement prendre place). C’est très exactement la situation que nous voyons Fig. 44, qui «représente» aussi une croix dans un losange... 



Cette figure 44 illustre l’archétype même de dizaines de stèles labourdines et bas-navarraise (voir Fig. 45 à 47 par exemple). Dans ces œuvres, les bases de quatre sont libres et discontinues, le groupe V-H forme un ensemble qui, en Basse-Navarre surtout, est à peine relié à la bordure en 9, 12, 3 mais solidement ancré en 6.

5. La stèle n’est pas un espace neutre
Compte tenu de ce que nous venons de voir nous pouvons penser que la discoïdale reflète la confrontation entre ensembles pleins et évidés qui peuvent être étroitement liés (la forme de l’un entraînant celle de l’autre) ; elle reflète la confrontation entre ensembles continus et discontinus (qui peuvent être, au moins sur le plan esthétique, très différents) ; dans ces types de relation, les parties en relief comptent autant que les parties en creux. La technique du champ-levé est le moyen de choix qui permet de développer un tel univers. L’abondance du champ-levé dans l’art basque n’est pas un signe de faiblesse ou de primitivisme; il relève d’un choix.
Ces quelques tendances que nous venons de dégager illustrent en fait autant de contraintes qui servent à articuler un langage mettant en scène un espace repéré et hiérarchisé (voir Duvert, 1976). Les divers symboles ou éléments qui seront acceptés et intégrés au cours des temps à la stèle, devront se soumettre à toute une série d’impératifs. Certains seront même très transformés (comme le monogramme IHS par exemple). Enfin... un symbole ou un élément quelconque aura d’autant plus de chances d’être largement utilisé qu’il pourra facilement se plier à ces types de contraintes, c’est le cas du monogramme IHS dans la vallée de la Nive par exemple, en Labourd; c’est également le cas de la croix qui se développe sur V et H, (mais qui sera modifiée en 9, 12, 3 et 6; toutes les «rosaces» et autres éléments comme le «sceau de Salomon», le lauburu... qui peuvent affirmer le rayonnement, sans subir aucune contrainte, etc.).
L’évolution de la stèle n’est pas due au hasard non plus. La discoïdale est un espace vivant, malgré les siècles et les modes, du XVe siècle au moins, à nos jours, elle a conservé ses traits fondamentaux. Preuve qu’elle n'est pas un jeu inconscient avec des règles et des compas et cet art est très riche et varié, comme jamais des stèles discoïdales d’Europe l’ont été. Chaque stèle est une solution proposée, un équilibre ou une somme d’équilibres, dans un espace fondamentalement abstrait c’est-à-dire qui ne fait pas explicitement référence au monde visible. C’est en ce sens que la discoïdale a été acceptée par le monde basque, c’est en ce sens qu’elle a pu être basque, C’est une œuvre collective et non le fruit du hasard né sous les doigts noueux et rustiques de quelques naïfs.

*

Nous ne prétendons par avoir mis ici en évidence des caractéristiques spécifiquement basques, on les retrouve dans d’autres productions provenant de diverses civilisations. Il serait par contre intéressant de voir si l’on retrouve le même ensemble de caractéristiques dans d’autres œuvres qui ne sont pas basques ou qui ont pu l’être, le long de la chaîne pyrénéenne. Nous pensons en effet que ce qui peut caractériser une culture, c’est plus un ensemble cohérent de caractères que tel ou tel trait isolé «à l’état pur» (et qui en tant que tel n’a pu exister, comme la croix dite basque qui est aussi un ensemble continu formé par l’articulation d’un élément de base, la virgule, répété quatre fois autour d’un point central; c'est peut-être pour cela que cette belle structure rayonnante a connu un tel succès...)
Les idées présentées dans ce travail peuvent paraître comme autant de théories purement intellectuelles, sans aucune prise sur la réalité. Nous avons en effet développé notre étude à partir de rapprochements théoriques, sans tenir compte de la chronologie et sans replacer les œuvres dans leur contexte (et ce sont autant de données qui nous échappent largement ici). Quelles que soient les critiques adressées à ce travail, il n’en demeure pas moins vrai que notre art funéraire ne peut se comprendre, se situer, dans le cadre des seuls académismes ou des caractéristiques qui régissent l’art «officiel» en France ou en Espagne. En ce qui concerne Euskadi nord au moins, c’est un art de paysan, nous le savons. On comprend Louis Colas quand il dit: «Il ne faut pas demander aux stèles basques même aux plus belles, l’impression que nous donnent les métopes du Parthénon, l’œuvre d’un Michel-Ange, d’un Falguière ou d’un Rodin».
De même l’art basque n’est pas plus l’art de provinces françaises qu'il n’est celui de provinces espagnoles; il est l’art d’un peuple, d’un pays et d’une civilisation qui ont leur histoire. Ceux qui nous dominent nous ont toujours maintenu dans des situations inférieures et c’est eux qui écrivent «l'Histoire». Celle de notre art funéraire reste à faire, Colas, Veyrin, Gallop... n’ont rien dit d’intéressant à ce sujet.
Dans la mesure où il existe un peuple basque et une langue basque particulière, on est en droit de penser qu’il peut exister un art plastique original, ou qui présente sufisamment de traits homogènes. Une telle étude reste à faire. Il nous parait utile de rechercher dans cet art plastique des caractères qui soient en accord avec d’autres valeurs du monde basque. On peut penser qu’une telle démarche nous permettra de donner au mot «basque» une meilleure densité, mais surtout qu’elle nous permettra de fournir des matériaux fondamentaux pour continuer une expression originale, c’est-à-dire pour vivre, pour créer dans la continuité.

Dans la mesure où les faits que nous avons cru dégager sont bien réels et non le fruit de notre imagination, né d’un amour immodéré pour ce pays, on peut essayer d’ébaucher quelques parallèles. La stèle discoïdale se présente à nous comme étant un langage plastique cohérent. Les éléments de base de ce langage, ses sujets motifs (comme l’élément fusiforme, la virgule, le demi-cercle, le triangle, la croix, les diverses «rosaces»...) pourraient être comparés à des sons ou des lettres. dont le mode d'enchaînement (le jeu plein-vide), les mots (système continu-discontinu) constituent des «messages» agencés selon des logiques et selon une hiérarchie de valeurs (axes, régions... voir Duvert, 1976). Un tel message plastique doit être en harmonie avec l’univers basque. Par exemple, l’euskara renferme d’innombrables concepts bâtis par agglutination de mots simples, les œuvres illustrées Fig. 28 à 31 et bien d’autres encore, en sont peut être l’équivalent dans la pierre? 



De la même façon, la manière d’articuler les pleins avec les vides, selon un mode continu et discontinu, fait que l’information n’existe pas en soi, mais est tributaire de tout un contexte où elle prend sa réelle signification.
Par le biais de ces quelques remarques nous saluons affectueusement Monsieur le Chanoine Lafitte qui a contribué avec tant de talent à la vie de notre culture.







Source des illustrations et références
Fig. 1, 4, 7, 9 A, 15, 30, 31. Isabelle Thévenon, Contribution à l’étude de l’art lapidaire funéraire: analyse des stèles discoïdales, des croix et des dalles des XVI, XVII et XVIIIe siècles dam la vallée de Lantabat en Basse-Navarre, Maîtrise d’enseignement des arts plastiques. Université de Paris, Faculté des Lettres et Sciences Humaines. Sorbonne. 1978, 236p. 164 pl.
Fig. 9 B, 13, 17. 27. 33, 39: Louis Colas, La tombe basque. Recueil d’inscriptions funéraires et domestiques du Pays Basque français, 1906-1924. Bayonne et Paris, Foltzer et Champion Ed. 1924, 404 p.
Fig. 19, 41: R. M. de Urrutia, Noticia de dieciocho estelas discoideas en los términos de Lizoain, Arriasgoiti y Urroz, Cuadernos de etnologia y etnografia de Navarra, Pamplona, 1971, n.° 8, p. 227-243.
Fig. 29: P. J. Zubiaur Carreño, Estelas discoideas de la iglesia paroquial de San Martin de Unx (Navarra), Cuadernos de etnologia y etnografia de Navarra. Pamplona, 1977, n.° 25, p. 123-152.
Fig. 35 et 37: R. M. de Urrutia, Estudio de las estelas discoideas de los valles de lzagaondoa y nguida, Cuademos de etnolagia y etnografia de Navarra, Pamplona, 1971, n° 9, p. 363-395.
Fig. 42: R. M. de Urrutia, Nuevas estelas discoideas del valle Arce y de Oroz Betelu, Cuadernos de etnologia y etnografia de Navarra, Pamplona. 1974, n.° 17, p. 311-344.
Fig. 43: R. M. de Urrutia et F. F. Garcia, Las estelas de Soracoiz (notas para el estudio de una necpolis), Cuadernos de etnologia y etnografïa de Navarra. Pamplona. 1973, n.°13, p. 89-115.
Fig. 38: M. I. Tabas Sarrias, Aportaciones al conocimiento de las estelas discoideas de Navarra, Cuadernos de etnologia y etnografia de Navarra, Pamplona, 1979, n° 33, p. 557-552.
Fig. 34, 36, 44: E. Frankowski, Estelas discoideas de la peninsula ibérica, Madrid, Comisiôn de investigaciones paleontológicas y prehistóricas. 1920, 192 p.
Les autres figures sont extraites des relevés de l’association Lauburu. Fig: 5. Milafranga; 6, Arbona; 8, ltsasu; 12, Arbona; 14, Larresoro; 16, Arrosa; 20, 21, Haltsu; 22, Makea; 23, Hiriburu; 24, Martxuta; 25, Jatsu; 26, Makea; 28. Lechantzu; 32, Basusarri; 45, Arrosa; 46, Mugerre. La photographie illustre une stèle tabulaire à Haltsu.
Michel Duvert, Contribution à l'étude de la stèle discoïdale basque, Bulletin du Musée Basque, Bayonne, 1976, n.° 71 et 72.

Ronde-bosse: la sculpture en ronde-bosse est pleinement développée dans les trois dimensions, au lieu d'être liée à un fond comme les reliefs.

Iruzkinak

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Michel Duvert, Les stèles discoïdales basques. Marcel Etchehandy: Renouveau du cimetière basque

Gizonarriak Baionako euskal erakustokian, Barandiaran Stèles et rites funéraires au Pays Basque

Lauburu: Harriak iguzkitan 1-6