Michel Duvert: imagerie, images et imaginaires basques

Imageries, images
et imaginaire basques
Quelques principes d'étude

Michel Duvert

IV congrès international sur la stèle funéraire, Donostia 1991
Actes publiés par Eusko Ikaskuntza,
Cuadernos de la secciòn antropologia, etnografia, n° 10, 1994, pages 417 à 436.

A Monsieur Eugène Goyheneche

Peut-on faire une histoire des représentations figurant dans l’art funéraire basque? Sur quelles bases? Tel est l’objet de ces quelques réflexions.
Je souhaite préciser deux termes: par “histoire”, j’entends l’ensemble des états par lesquels sont passés telle ou telle entité (ici, la discoïdale) —Cuvillier, 1939—. Par “représentations”, je désigne les images, ou les imageries (conf. “Aleyuyas”, “vidas de Santos”, “Gozos”, etc.), tout ce qui renvoie avant tout à un imaginaire, en évitant soigneusement de parler de symbole; une représentation peut être deshabitée de toute “intention” symbolique ou ne traduire qu’en partie une telle préoccupation (une croix peut ne pas être l’expression d’un symbole chrétien); par ailleurs le propre du symbole c’est aussi son ambivalence, il agit en le fécondant.
Je voudrais bien marquer ici la limite entre cette entreprise et ce que l’on appelle “l’Histoire”. En effet, lorsqu’il s’agit de raconter l’homme on fait la part trop belle aux historiens qui légifèrent à partir de la chronique, de l’accident, pour ne pas dire de l’incident. Ils se comportent alors en scénaristes pour ne pas dire en habiles monteurs. Nous ne perdons pas de vue non plus, que les matériaux qu’ils mettent en forme, sont fondamentalement des traces sauvées de l’oubli, quand ce n’est pas l’écho de celui qui a entendu dire que l’on avait plutôt préféré ceci à cela. Il est clair que cette histoire événementielle ne nous sert guère, sauf si l’historien abandonne la compilation commentée, pour s’engager, dégager du sens, signaler des voies de l’aventure humaine.
Avec Mircea Eliade il faut reconnaître qu’il y a des secteurs entiers de notre être, qui se déploient en marge de la contingence, qui sont peu marqués par l’ici et le maintenant et qu’aucune chronique ne saurait saisir dans leur substance. “L’homme intégral connaît d’autres situations en plus de sa condition historique; il connaît, par exemple, l’état de rêve, ou de rêve éveillé, ou de mélancolie et de détachement, ou de béatitude esthétique, ou d’évasion, etc. —et tous ces états ne sont pas “historiques”, bien qu’ils soient aussi authentiques et aussi importants pour l’existence humaine que sa situation historique” (Eliade, 1952). Peut-on objectiver des organisations de ces types de monde, afin d’en constituer des matériaux (des “archives”) susceptibles de fonder un histoire? Cette dernière n’affirmera rien, elle sera œuvre poétique, au sens propre du terme; son utilité s’imposera, car plus que nous distraire, elle nous enrichira à la manière d’une source qui, sans cesse, régénérera du sens.

Principes
Il est possible de signaler des états d’un imaginaire collectif, y compris des architectures (voir l’œuvre de Jung, par exemple). On peut chercher à y voir une trame organisatrice sous-tendant des ensembles de manifestations que l’on désigne sous le concept de culture (basque, dans notre cas). On peut espérer trouver dans ces états: ordre, interactions, s’inscrivant avec des rythmes propres, dans un flux en devenir (ce que nous appelons “l’Histoire”). Ces types d’organisations font partie du substrat de notre culture. Cette dernière étant conçue comme une mémoire en devenir. Accéder à la texture de cette mémoire, c’est s’immerger dans notre identité, c’est à dire dans notre historie… Ma réflexion se nourrit de l’héritage, tel que nous le connaissons; elle puisera sa force (et sa grande faiblesse) dans une mise à l’écart délibérée de “La” chronologie.

Méthode
Je précise le cadre conceptuel qui fut déjà mis en œuvre (Duvert, 1976) et je précise des modes de pensée issues des sciences naturelles.
I. Une culture est a priori tout sauf chaos. C’est un ensemble harmonieux (“intégré”) de fonctions. Cette proposition centrale chez Malinowski fut rudement critiquée (Lowie, 1971; Panoff, 1972). En effet, cet auteur avait fondé ces fonctions sur les “besoins” biologiques et leur avait conféré un aspect fortement utilitaire, le tout dans un contexte très matérialiste. Ces réserves étant faites, son fonctionnalisme est d’une grande richesse; je fait miennes ses perspectives téléologiques (les fonctions ont des propos, elles sont “dirigées vers”) et je souscris à cette conception de la culture qui “est un tout indivis dont les divers éléments sont interdépendants” (Malinowski, 1968).
II. L’idée qu’une entité autonome (une stèle discoïdale) puisse être considérée comme étant une harmonie de fonctions, se retrouve chez Cuvier dans son approche des animaux (c’est à dire de “l’organisation”). Corrélativement, cet auteur a fondé un appareil conceptuel (clairement aristotélicien) qui s’articule sur des mises en correspondance de caractères, sur leurs corrélations, leurs valeurs et leur hiérarchie. Avec lui, l’ordre est constitutif de l’histoire de catégories données (des “groupes” d’animaux possédant des organisations données).
III. Avec Geoffroy Saint-Hilaire et plus encore avec Lamarck, cette mise en correspondance de niveaux (niveau organique par exemple), sous-tendant les fonctions, aboutit à une vision continue où le plan d’organisation (le type de stèle), comme l’archétype (le modèle dans le sens de l'idée), ne deviennent que des moments d’une aventure transformiste. Chaque individu (harmonie de fonctions) n’est que le résultat de circonstances qui scandent un devenir emportant le cosmos, voire l’Être du monde Lui-même (Goethe, Geoffroy Saint-Hilaire...). La complexité signe alors l’enrichissement et la diversification d’une forme essentielle, en devenir. Chez Lamarck, elle ne cesse de répondre aux besoins nouveaux en développant des habitudes qui modèlent l’organisation. Avec ces penseurs, on peut lire l’altérité sur un fond d’unité et retrouver une culture qui est mémoire (“permanence”, matrice, rémanence...) en devenir (sujette au contingent, à la dialectisation...); l’histoire est ordre et coordination, elle fait sens.
IV.- Le dernier regard sera tourné vers la paléontologie, afin d’interroger l’émergence des harmonies actuelles et des les mettre en correspondance avec des états passés (fossiles disparus ou formes “archaïques”, les “fossiles vivants”). Il va de soi que l’on ne comprend que ce que l’on expérimente; l’Histoire parle d’un monde clos à jamais, on ne peut que tenter d’en restituer des perspectives. Il n’y a que le vécu qui soit intelligible de façon adéquate, souligne Barandiaran; l’ethnographie éclaire le passé et non l’inverse. Ceci est tellement vrai, que des faunes fossiles restent pour nous incompréhensibles et ne trouvent pas place dans nos classifications qui rendent compte de notre monde le plus récent. Je ne parle pas des fragments d’animaux inconnus de nos jours... Il n’empêche qu’une paléontologie existe et qu’elle aide à comprendre en partie la diversité actuelle ainsi que la genèse du vivant. Les concepts qu’elle met en œuvre peuvent inspirer ceux qui essayent de rassembler des traces afin de rechercher des cohérences.
Ces axes étant tracés, on cherchera à séparer des états ou des fonctions (des types d’imagerie, des fragments...), en les déterminant, pour en faire des “objets d’expérience”. On cherchera à les mettre en correspondance et (si la chronologie nous y autorise) en perspective. Les données obtenues seront projetées sur un arrière plan inductif construit à partir de matériaux issus de l’ethnographie, de la cosmologie, la mythologie, la linguistique au sens large, etc. On pourra ainsi juger de l’intérêt des objets que nous avons constitués (des “archives”), des ouvertures dégagées grâce à leur manipulation, de la richesse et de la densité de l’histoire que l’on pourra entreprendre avec eux.

Observations et commentaires
Je vais centrer ma démarche sur la région centrale du disque, car elle revêt une importante première dans la naissance de la stèle ainsi que dans les relations qu’elle entretient avec nous par l’intermédiaire des imageries (Duvert, 1976).

Planche 1

Planche 1
Malgré l’érosion des siècles, de nombreuses discoïdales conservent la trace affirmée du centre du disque. L’explication matérielle (la trace de la pointe du compas) ne suffit pas à expliquer cette habitude et bien des représentations bâties dans un cercle ne conservent aucune trace du centre. Ce point ainsi affirmé, signe une origine.
Nous le savons, bien des mythes anciens (en Grèce en particulier) mettent en scène un monde qui est circulaire et centré. Le Moyen-Age reprendra souvent cette image issue d’Aristote, où la terre et donc l’homme sont au centre de l’univers. Les traductions graphiques sont nombreuses; je cite simplement: 1) le Beatus de Gérone où l’on voit le Christ en majesté tenant dans sa main droite un cercle avec un point central, au dessus duquel est écrit “mundus”; 2) dans un missel de Reims, de la seconde moitié du XIIIe siècle, on voit la Vierge tenant contre Elle un grand cercle avec un point central; ses pieds reposent sur un même type de représentation où, du point central sont issus des rayons courbes, etc. (Garnier, 1988).
Le monde ancien des basques est-il de type aristotélicien? Faut-il être aristotélicien pour s’imaginer le monde ainsi? Assurément non; les pythagoriciens, par exemple, en donnaient une toute autre lecture.
Planche 2


Planche 2
Les discoïdales ne sont pas les seules créations montrant ce type d’espace circulaire centré. Ainsi sur cette vieille porte d’ezkaratz, à Alçay (Soule), on voit de fines gravures qui semblent anciennes (c’est une porte d’intérieur); le centre y est très bien indiqué par un creux on un clou.
Planche 3
Planche 3
Le centre gravé (et même excentré sur la pierre du haut) fait partie de l’imagerie de ces œuvres.
Nous l’avons vu, dans l’iconographie moyenâgeuse le centre a une valeur. Dans ce système aristotélicien, la terre est au centre; de très nombreuses représentations l’attestent (Lopez, 1988); étant au centre elle est donc le point le plus bas (au centre du monde sublunaire, changeant et périssable) on y situera l’enfer (Gossuin de Metz, fin XIIIe siècle Garnier, 1988), mais comme le point central est au milieu du monde et en particulier d’une vision ternaire de ce dernier, on y placera Jérusalem ( Grandes chroniques de France , Saint Denis, vers 1275, Garnier, 1988). Laissons de côte l’ambivalence de ce lieu, retenons qu’il est susceptible d’accueillir plusieurs lectures.
Planche 4

On ne sera alors peut-être pas surpris de voir des imageries du type de celles représentées Pl. 4 où l’on voit la croix affirmer sa présence au centre même du disque. Elle avait probablement quelque place à conquérir? En fait la région centrale est d’une grande complexité. Avant de tenter d’en aborder la signification il faut correctement la déterminer; c’est ce que je vais essayer de faire.

Planche 5
Planche 5
Elle présente trois grandes situations que je vais illustrer.
Stèle du haut à gauche: le point figure comme tel au centre du disque; les autres représentations circulaires ne sont pas ainsi “centrées”; en bas à gauche, le point est dans un cercle (qui est lui-même dans un carré, voir les deux planches précédentes; c’est là un aspect que je ne développerai pas). A droite la situation est tout autre: la centre est silence, indicible (huts?). En haut à droite, deux situations opposées sont confrontées: 1) à gauche le point est indiqué au niveau du centre et de lui seul (les autres motifs circulaires en sont dépourvus); 2) à droite le silence est nettement exprimé.
Les planches suivantes vont aider à mieux déterminer cette région clef de nos discoïdales.
Planche 6
Planche 6
Une structure particulière, souvent arrondie-circulaire occupe la centre du disque. Elle peut en constituer le seul thème. Notons que la troisième discoïdale la désigne sous forme d’un carré. Dans les œuvres présentées, cette région a une structure unique; elle est immédiatement identifiable.
Planche 7
Planche 7
Dans ces œuvres, le point central est associé à une structure circulaire arrondie. Le centre du disque est nettement indiqué, sans ambiguïté.
Planche 8
Planche 8
La région centrale est ici vidée. Les deux œuvres du bas sont confrontées aux autres car elles semblent dire que c’est peut-être le disque lui-même qui est le lieu du silence et que l’imagerie est là pour le signifier. Cette situation est étrange et mérite d’être approfondie.
Planche 9
Planche 9
Deux expériences sont confrontées. A gauche c’est le rayonnement issu du point central (Duvert, 1976): en haut: rayonnement issu de la région centrale; au milieu, la croix occupe cette région et devient ainsi élément rayonnant, ou support du rayonnement hors de la région centrale (à droite-étoile). En bas nous avons deux situations: à gauche la croix triomphe dans le disque et le rayonnement est chassé sur le socle, à droite la situation est inversée.
A droite, le rayonnement (mais est-ce lui?) est issu d’une région centrale qui est silence (ou “habitée” par un point entouré, au milieu à gauche). Au milieu, ce silence central semble construire la croix (troisième œuvre); à droite la région centrale est entièrement libre, comparer avec “la même” situation, colonne de gauche, où la croix servait à affirmer le rayonnement (et dans les deux situations la croix est reprise sur le socle; il y a là plus que coïncidence- étoiles). En bas on comparera ces situations avec celle de gauche où la croix domine un vide; trouvera-t-on un jour une œuvre où le disque vide surmontera la croix sur le socle?
Tout se passe comme si des expériences comparables avaient eu lieu entre le christianisme et la région centrale qu’elle soit “occupée” ou “libre”, “silence”, non figurée, pure présence.
Planche 10
Planche 10
Ces œuvres ne sont pas exécutées en champ-levé; elles échappent donc à ce type de dualisme. Malgré tout, elles figurent un centre gravé dont on ne peut dire a priori s’il présente un “plein”, un “silence” ou “autre chose”.
Au terme de cette première analyse, on peut proposer ceci: la discoïdale basque met en scène un monde circulaire centré où l’on reconnaît plusieurs états. Ces derniers sont-ils le fruit de circonstances ou font-ils partie d’un fond commun appartenant à notre imaginaire collectif? Cette seconde voie est bien plus intéressante à étudier car elle échappe aux obsessions des historiens (l’événement, la date, le lieu...).
Planche 11
Planche 11
Je vais élargir le champ du “plein” et du “silence”. A gauche je présente des situations où le centre est “occupé”; à droite je présente des situations équivalentes (avec toute l’ambiguïté que ce mot recouvre) dans lesquelles la région centrale est délibérément désoccupée. Je prolonge ainsi la situation exposée Pl. 9. Nous tenons maintenant une piste, une sorte d’archive qui peut jouer le rôle de fossile directeur. Tout se passe comme si, à l’exemple du mythe, la discoïdale se nourrissait du oui et du non ("ezagaz eta gaiagaz", Barandiaran, 1960). En fait, c’est dans l’écriture même de l’imagerie que cette pratique apparaît; elle revêt de ce fait un caractère très général. Je reprends ce que j’avais indiqué dans un travail précédent (Duvert, 1983), en évoquant le thème de l’élément fusiforme. Ce dernier jaillit spontanément en reportant six fois l’ouverture du compas sur la circonférence.
Planche 12
Planche 12
Au sommet de la croix ainsi qu’à sa base, l’élément fusiforme est figuré en relief. Ce n’est pas le cas sur le montant horizontal, les six éléments sont ici en négatif. Sur la discoïdale de droite, des éléments fusiformes unitaires sont tantôt traités en positif, tantôt en négatif. En dessous, je présente deux discoïdales “symétriques” de ce point de vue: le “positif” de l’une correspondant au “négatif” de l’autre, sorte de couple antagoniste.
Ce jeu peut être amplifié par la peinture (et nous avons de bonnes raisons de penser que les monuments funéraires pouvaient être polychromes; Duvert, 1987). Un même “support” traité en positif ou en négatif peut exprimer des valeurs différentes. C’est le cas du thème central de deux croix figurant au bas de cette planche.
Planche 13
Planche 13
J’ai rassemblé ici, par paires, des œuvres que se correspondent de ce point de vue: ce que l’une dit en positif, l’exprime en négatif (l’une parle, l’autre agit mais par sa seule présence). Arrivé à ce stade on est en droit de se demander ce que “représente” une discoïdale; on peut même penser qu’une telle question est dépourvue de sens. Mieux vaut se convaincre que la discoïdale présente un monde. Je vais argumenter en ce sens.
Planche 14
Planche 14
Trois couples de discoïdales. En haut, dans la région 6 (Duvert, 1976), la stèle de gauche affirme nettement ce qui à droite est du non-dit. Au milieu, l’œuvre de gauche souligne l’axe qui, bien que présent, à droite n’est qu’implicite. En bas, la discoïdale de gauche développe un monde structuré par un principe quaternaire, à droite ce même principe n’est que suggéré.
A travers ces exemples, nous voyons qu’il existe des ordres implicites et explicites. On peut signaler un élément, on peut attirer l’attention sur un lieu, un type d’ordre, en explicitant ce niveau ou en le taisant. Le oui et le non nourrissent l’œuvre. Tout se passe comme si ce qui était premier était la fonction, et la structure un sous-produit; tout se passe comme si l’on composait avec la forme, au sens aristotélicien de ce concept. De ce point de vue, notre art s’inscrit dans le possible; l’imagerie que nous voyons n’est qu’une trace, une fluctuation, du probable. Il y a là un étrange binôme, ou plus précisément une dyade qui possède de multiples traductions plastiques (voir Duvert, 1976: l’axe V, les régions 9 et 3, etc.).
Planche 15
Planche 15
Sans entrer trop en avant dans ce thème je signale des “états” où règne l’ambiguïté (pour nous, en 1991). Il s’agit d’imageries qui, à mon avis, ne représentent rien; elles renvoient fondamentalement à des prototypes (des idées, des concepts), à moins qu’elles ne soient des chiffres dont parle Jaspers: “Nous appelons chiffres les significations qui ne peuvent se réduire en désignant les choses signifiées. Elles signifient, mais elles ne signifient pas quelque chose (...) Les chiffres sont pour ainsi dire, une langue de la Transcendance, une langue qui, bien que produite par nous, nous parvient néanmoins de là. Les chiffres sont objectifs: en eux, l’homme entend quelque chose qui vient à sa rencontre. Les chiffres sont subjectifs: l’homme les crée en fonction de ses conceptions, de son mode de pensée, de son pouvoir d’entendement” (Jaspers, 1966).
Ces quatre œuvres mettent en scène un monde de la tétrade (quatre éléments fusiformes, quatre “ronds”, des carrés...) Il n’est pas du tout évident que ces œuvres représentent des croix et des croix chrétiennes. Il est possible cependant de croire que la croix chrétienne a composé avec ce monde de la tétrade pour l’orienter vers de nouvelles aventures. Je voudrais signaler à ce propos que lau signifie quatre, mais aussi: quelque chose de plat et de simple; c’est aussi la plaine. En conjonction avec le cercle directeur, qu’est le disque de la stèle, la tétrade prend alors une valeur particulière (voir Zulaika, 1987), surtout si l’on pense que la discoïdale est fondamentalement un cercle cosmique dressé, comme une sorte d’autel.
Planche 16
Planche 16
On est en droit de penser que les œuvres regroupées ici, dans leur essence, ne représentent aucun élément naturel; elles ne semblent renvoyer à aucun emblème. Ce ne sont pas des points d’appui pour la vie de tous les jours, pour assurer le quotidien. Elles semblent jaillir d’un fond dont elles disent l’ordre, l’organisation. Les deux premières rangées sont conçues de telle sorte que l’œuvre centrale renvoie à celles placées à sa droite et à sa gauche. Dans cette mouvance du regard on est à même de saisir toute l’ambiguïté de ce qui se dit et de ce qui se tait, en particulier dans la région centrale. Quant à la tétrade, si présente dans le dit et le non dit, elle est parfois mise en œuvre avec une telle subtilité (rangées du bas) que l’œuvre peut être totalement illisible, un rationaliste pourrait y voir des croix.
La mise en forme des imageries des discoïdales est extrêmement complexe et nécessite une étude appropriée. Cette dernière doit s’ouvrir aux sciences du contingent (l’archéologie, l’histoire... tout ce qui dit “l’ici et le maintenant”). En effet, il est important de savoir si tous ces états rapportés (objectivés) sont contemporains ou non: signifient-ils un même fond? Ou ne traduisent-ils que des états historiques de notre civilisation? Ou bien, et cette troisième voie me semble de loin la plus intéressante: l’évènement, la circonstance, ne viennent-ils pas réactiver et féconder un imaginaire qui est organisation et peut-être type d’organisation (car support de notre identité?) A la limite, j’ai envie de renverser la proposition de Lévy-Bruhl en assimilant ses représentations collectives (qu’il détache des individus) à l’émergence des réseaux de notre imaginaire (réseaux incarnés en chacun d’entre nous), en remplaçant ses types de mentalités par les aspects de l’identité et son type social par la culture.
Si l’hypothèse proposée, à savoir que l’événement réactive les structures de notre imaginaire, est fondée, il faudrait pouvoir montrer des “états historiques” de structures bien objectivées. C’est ce que je vais tenter de faire dans cette dernière partie.
Planche 17
Planche 17
On peut penser que l’imagerie présentée par ce meuble et par la discoïdale qui l’accompagne, ont un caractère nettement cosmologique. Le coffre y développe un discours chrétien: le monde est limité, les objets du monde (“astres” à la région centrale bien nette) sont également limités, le message du calvaire ne l’est pas. On notera dans la discoïdale, la tétrade au centre de la croix.
Planche 18
Planche 18
La planche précédente mettait en scène sur le coffre des éléments circulaires rayonnants dont le centre était bien indiqué. On a vu cela de façon régulière sur les discoïdales (planches précédentes et Duvert, 1976). En fait, ce type de représentation n’est pas propre à la stèle. Voici trois linteaux où un monde rayonnant est dominé par la croix et accompagné de la tétrade. Le pentacle est aussi très présent dans les deux premiers; ce n’est certainement pas un hasard et on peut évoquer (sans trop de risque?) la tradition pythagoricienne. On ne manquera pas de noter que la croix, dans le premier linteau (qui semblerait être des XVII-XVIIIe siècles) fait éclater le monde rayonnant organisé autour de la région centrale.
Retenons qu’une imagerie fondée sur un cercle centré (et accompagnée de la tétrade, de la pentade, etc.), au XVIIIe siècle, n’est pas réservée à la seule discoïdale, c’est à dire à un monument dont le contour est circulaire. Bien sûr, il faut envisager la possibilité suivante: ce type de monde circulaire centré est issu de la discoïdale, c’est là qu’il a vu le jour. Cette hypothèse ne peut être testée que dans un cadre historique, remettons nous en à l’archéologie, et prenons un exemple.
Planche 19
Planche 19
Le monde rayonnant de la discoïdale n’a pas abandonné l’art funéraire alors que la discoïdale était tombée en désuétude, à partir du XVIIIe siècle, en Euskadi-nord. On le retrouve sur les croix. Plus encore, on retrouve les régions centrales en plein et en négatif. Ces données sont en faveur de la situation évoquée plus haut, à savoir que les expériences dont je viens de parler sont nées dans le monde des discoïdales. La contingence n’a cessé de réactiver le sens, de les faire dériver. Mais cette permanence dans l’expression semble revêtir le caractère d’une véritable imprégnation et tout se passe comme si l’on ne cessait d’exprimer de mêmes obsessions en réponse à des stimuli extérieurs. Rien n’est chaos dans cette aventure et, de plus, je ne pense pas que l’on puisse trouver ces mêmes cohérences dans les discoïdales des autres pays. On peut penser que plus que des processus historiques, nous dévoilons ici des phénomènes qui relèvent de la texture de notre imaginaire collectif. Et ce dernier signifie un ordre qui est proprement métaphysique; aucun structuralisme, aucun artifice ne peut saisir le chiffre. Il s’impose.

Prolongeant des travaux exposés dès 1976, je continue à penser que, dans leur essence, nos discoïdales (et notre art en général?) ne représentent rien “d’utile”. Elles sont d’un monde que le gréco-latin ne peut saisir (l’échec de Louis Colas est significatif de ce point de vue, de même le rationalisme de Philippe Veyrin et le système bâti par E. Frankowski). Il faut cesser de les étudier en fonction de paradigmes définis hors de notre culture, et suivre résolument la voie tracée par Barandiaran.
"Les séries de faits sociaux sont solidaires les unes des autres, et elles se conditionnent réciproquement. Un type de société défini, qui a ses institutions et ses mœurs propres, aura donc aussi, nécessairement, sa mentalité propre” (Lévy-Bruhl, 1928). Il n’y a pas de stèle discoïdale basque, il n’y a que des manifestations de notre identité; il n’y a pas de représentation sur ces œuvres mais des interactions entre deux types d’événements: l’un s’inscrit dans la longue durée (la mémoire) l’autre signe la circonstance. Le premier peut se penser dans le cadre des archétypes de Jung et de ses analyses de l’image et de l’imago (Baudouin, 1963); ici, l’inconscient collectif est énergie structurante, ce n’est pas un chaos (ni une abomination) mais une matrice organisatrice. Ce principe ordonnateur, cette texture archétypale, constituerait un fond commun (Jung retrouve le centre, la tétrade ou “quaternité” dans l’imagerie alchimique, 1970; Eliade les étudie dans les mythes, 1952, etc.). Ces tendances structurantes se déploient et se diversifient par le jeu des circonstances. Le premier versant tend à rassembler dans l’unité, le second tend à pulvériser dans l’altérité. Ces deux pôles sont à la recherche de continuels équilibres dans un monde ouvert, qui échange, qui peut déterminer dans le court terme mais qui ne peut prévoir tant l’instabilité le constitue. C’est peut-être de l’interaction entre ce type de dyade (l’un-le divers) et le jeu des circonstances (le “devenir”) que résulte ces images (ces jalons de vie) que notre mémoire collective met en forme. Il va de soi que cette conception renvoie à la culture en tant que processus et non collection d’objets. L’objet n’est que l’étape du parcours; l’image habille l’imaginaire, elle explicite ce qui est mêlé: elle est comme le nombre à la monade, la figure au point, le principié au principe, le développé à ce qui enveloppe, etc. (de Cues, 1991).
Dans la mesure où l’approche que je propose est censée, on devrait pouvoir interroger aujourd’hui les réseaux de notre imaginaire et y retrouver des états (que l’on peut espérer transformer en “objets d’expérience” comme je viens de le faire pour les imageries de la discoïdale) susceptibles d’être mis en correspondance avec l’expérience des siècles passés (la recherche de la texture de la mémoire qui nous constitue); c’est un terrain où évolue le linguiste (mais pas celui qui ramène la langue à cette matière que l’on enferme dans des grammaires et des dictionnaires; ni celui qui cherche —en vain— comment le basque traduit: le logos, l’essence, la substance, l’archée, etc., et autres paradigmes qui ne semblent pas avoir visité nos brumes). C’est le terrain de la sémantique qui nous intéresse, celui de la culture en situation, pas de texte sans contexte ne cesse de dire Barandiaran. Je vais terminer en faisant une ouverture en ce sens.
Planche 20
Planche 20
J’ai mis entre les mains d’un vieil ami souletin, Jean Baratçabal (Duvert, 1982-1983), peu porté sur les études anthropologiques, un compas. Ce qu’il m’a confié a été complété par M. l’abbé J. Cazenave. Ces deux témoins de la vie traditionnelle, sont natifs, l’un de la vallée de Lacarry, l’autre de celle de Sainte-Engrâce; nous sommes, avec eux, installés au cœur de la montagne basque. Les données rapportées sur cette planche illustrent, à leur façon, la richesse de “la circularité” de notre monde basque. J’insiste en particulier sur le rôle fondateur du point central et sur le concept “d’étendue/d’extension” que représente le rayon (terme que J. Baratçabal ne savait pas traduire, si ce n’est par une image: erreaia), le concept de diamètre se rapportant également à erdi, le centre. Toujours dans cette optique, on prendra en compte le jeu de l’urdanka, le tracé des aires circulaires ainsi que les règles de ce jeu de montagnard pyrénéen (Duvert et Aguergaray, 1988-1989, 1990, 1991). Enfin, ce monde identifie ce qui relève d’une part de la courbe, de la circonférence (c’est à dire la limite qui détermine), d’autre part ce qui relève du disque et du cercle (le domaine où se déploie la monade et le point, sous forme de nombre, de rythme, de rapport, de figure). Il y a ici tout ce qu’il faut pour contenir (le cercle directeur) ce qui est engendré (l’altérité) par le point ou la région centrale (l’origine, le principe).
Arrivé à ce point on peut se demander si tous ces polygones inscrits et ce travail minutieux sur la région centrale ne renvoient pas à des modes de pensée. Je suis frappé par la résonance entre ce monde et des pensées de “type pythagoricien”, celle du cardinal de Cues en particulier (de Gandillac, 1942), qui, par des procédés “de ce type” argumente en faveur de sa “Docte ignorance”, sur un fond de logique non aristotélicienne, où les démonstrations à partir du cercle et de ses propriétés (1) jouent un rôle central. Fondée sur “l’œil mental et l’intellectualité pure” elle vise le cercle qui rassemble l’altérité (les points sous formes de figures, c’est à dire le développement du centre); au delà de ce cercle commence le Principe qui n’est plus dénombrable. C’est le domaine de l’Un, l’éternité créatrice en amont de laquelle se situe l’impensable, la Déité, la puissance de l’Être. La “Docte ignorance” devient alors la démarche et le lieu par lesquels notre intelligence mesure activement ce qui la sépare des marges de l’Absolu, cette immanence du transcendant, cet infini en acte. Connaître revient alors à nier le oui et le non, à dépasser l’altérité (conf. les sens de huts bethe?); connaître n’est plus un acte de capitalisation ou une résignation socratique face à notre impuissance; c’est se mouvoir par une “nescience” (dit-il) vers l’incompréhensible, au delà de tout principié. C’est, en fin de compte, se déployer dans une négativité (conf. ezaren bila de nos mythes? où ces êtres liés à Mari vont à la quête de la négation. Il ne faut cependant pas perdre de vue que dans le cycle de Mari, plus que la négativité, c’est le refus qui domine et détermine les actions décisives (Barandiaran, 1928). L’intelligence, dit de Cues, peut dépasser la limitation qui, dans ce monde est la condition de la diversité: “Si donc on retire la limitation, la différence se transforme en concordance, l’inégalité en égalité, la courbure en rectitude, l’ignorance en science et les ténèbres en lumière”.
Pour clore ces remarques et revenir (peut-être?) aux imageries basques il faut bien situer ce que le basque fait avec le concept de “ez” (non) qui, redoublé, amplifie la négation, et associé à “bai” (oui) renforce l’affirmation (baietz: que oui).

Conclusions
On peut penser que les imageries des discoïdales (pour ne prendre en compte que ces formes d’expression) sont comme des fluctuations, des moments où notre imaginaire se déploie, activé par les circonstances (2). Les événements semblent jouer comme des révélateurs fécondant la matrice organisatrice qui nous fonde.
Il y a dans les discoïdales un discours cosmologique et cosmogonique. Il y a quelque temps (Duvert, 1976), j’avais proposé, en guise de provocation, de voir Mari dans le jaillissement du point central. Depuis, des propositions plus raisonnables ont été faites (Zulaika, 1987). Cette voie est tracée par Eliade (1971): “Par leur nature même, ces faits religieux constituent une matière sur laquelle on peut —ou même on doit — penser, et penser d’une manière créatrice (...) l’histoire des religions est forcée de produire des œuvres et non pas seulement des monographies érudites (...). Ce ne sont pas seulement les créateurs proprement dits qui revalorisent les visions primordiales et réinterprètent les idées fondamentales d’une culture, mais aussi les “herméneutes”. Et il est évident que le monde de la discoïdale est par essence un monde religieux car il nous insère dans l’ordre du Monde.
Est-il étonnant que la discoïdale basque soit incomparable? Est-il surprenant que nous nous identifions avec elle? Si elle n’était que livre d’images elle ne ferait que nous distraire. Epiphénomène sans substance, elle aurait dû être aussi changeante que l’humeur. Or, elle est tout sauf cela.

REFERENCES
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Je remercie mes amis basques qui m’ont accompagné dans ma réflexion: P. Marcel Etchehandy, P. Junes Casenave-Harigile ainsi que A. Aguergaray. Deux ouvrages m’ont été particulièrement utiles: “El fuego de los símbolos” de M. Azurmendi (Ed. Baroja); “Le nombre d’or, rites et rythmes pythagoriciens dans le développement de la civilisation occidentale” de M.C. Chyka (Ed. Gallimard).

NOTES
1.- “Le centre, la ligne et la circonférence procèdent donc de l’Eternité. Mais la ligne est le développement du point et la circonférence le développement du point et de la ligne. Le centre dans l’Eternité engendre ou développe donc sous mode éternel à partir de sa puissance enveloppante la ligne engendrée consubstantiellement à lui. Et le centre de concert avec la ligne développe éternellement la synthèse, c’est-à-dire la circonférence” (extrait du “Complément théologique” de 1453).
2.- De mêmes causes prouvant conduire à des mêmes effets, c’est l’impact des circonstances que signale Barbé dans ses travaux. Ce qu’il dévoile n’est que phénomène de convergence relevant de l’analogie et non de l’homologie.

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Michel Duvert, Les stèles discoïdales basques. Marcel Etchehandy: Renouveau du cimetière basque

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