Michel Duvert: Stèles et croix à Villefranque


Villefranque, 

stèles discoïdales et croix


Michel Duvert
Extrait de l’ouvrage de Gilbert Desport et Michel Duvert, Villefranque, étude historique, Ekaina,
collection Karrikez herriak 3, 1986, 80 p.
Tous les dessins numérotés sont situés à la fin de cet article, avant la bibliographie. Ils sont réalisés par Gilbert Desport.
Le village de Villefranque conserve de beaux exemplaires d'art funéraire basque, essentiellement labourdin. Stèles discoïdales et croix méritent une étude particulière. Cependant, bien que ces monuments soient actuellement conservés au cimetière (pour la plupart), ils ne sont plus dans leur contexte d'origine. A vrai dire, ils constituent de nos jours des objets de curiosité, «décoratifs», au milieu de la banalité ou de l'outrance des caveaux modernes.
Si nous voulons apprécier ces monuments anciens, il nous faut préciser les contextes dans lesquels ils s'inscrivent.

CIVILISATION BASQUE ET MONUMENT FUNERAIRE
1) CADRE HISTORIQUE
Le peuple basque est l'un des plus vieux peuples d'Europe, si ce n'est le plus vieux, actuellement existant. Les recherches entreprises, notamment ces deux derniers siècles, tendent toutes à montrer que son domaine s'étendait de part et d'autre des Pyrénées, de la Catalogne aux Asturies et des rives de l'Ebre à celles de la Garonne. Présent, depuis au moins le troisième millénaire avant Jésus-Christ, ce peuple a connu bien des modes et des rites variés, en particulier dans le domaine de la mort.
Des monuments funéraires conservés au village, le plus ancien est la stèle discoïdale: cercle dressé sur un socle et orienté Est-Ouest.

STELES DISCOÏDALES
De quand date ce type de monument ? Son plus vieil ancêtre possible a été découvert par J. M. de Barandiaran, dans un monument funéraire préhistorique, un dolmen situé en Alava. Dans la chambre de ce dolmen, il y avait de petites pierres non décorées, de quelque 75 cm de haut au maximum; leur forme était rectangulaire et leur sommet arrondi. On a pu les dater grâce au contexte archéologique; elles se situent vers 2500 avant Jésus-Christ. Des observations analogues furent faites dans les Asturies.
Nous possédons d'autres monuments de ce type, certains ayant la forme typique des discoïdales; ils sont plus tardifs. Malheureusement, ils sont mal situés sur le plan chronologique. A vrai dire, nous ne savons pas toujours reconnaître une stèle discoïdale très ancienne par rapport à une œuvre identique mais datée; beaucoup de travaux restent à faire. Il n'en demeure pas moins que ces documents constituent autant de jalons qui nous permettent de penser que la discoïdale fut utilisée du troisième millénaire à nos jours, dans le domaine basque.
Cinq mille ans de présence sur notre sol, dans nos mentalités. La vie de ce monument a dû être très riche; or, c'est à peine si nous connaissons, très imparfaitement, les discoïdales des XVIe-XVIIe siècles, époques où elles furent abondantes et datées (voyez les œuvres du village).
Par ailleurs, au cours de cette vaste période, modes et types de monuments funéraires varièrent largement. A titre d'exemple, durant les premiers siècles qui précédèrent notre ère (âge du fer), dans la haute montagne basque au moins, on a incinéré les morts et mis leurs cendres (ou partie de leurs cendres) dans des baratz (sorte de cromlechs). Ces monuments n'ont jamais livré de stèles discoïdales. Ces dernières devaient être utilisées dans des «espaces particuliers. Enfin, tous les membres d'une communauté n'avaient pas obligatoirement le même type de sépulture. A titre d'exemple, l'archéologie et l'ethnographie nous montrent que les enfants (et eux seuls, au moins avant l'ère chrétienne) pouvaient être enterrés dans les maisons et les adultes, dans le village protohistorique de La Hoya (Alava), par exemple, incinérés dans une nécropole.

Autant dire qu'il faudra être très prudent en parlant de monuments funéraires basques, tant notre ignorance est grande. Les discoïdales de Villefranque évoqueront avant tout «une époque» et une région du Labourd.
 AUTRES MONUMENTS
Dans le village on rencontre d'autres monuments funéraires ; ils sont plus récents que les stèles discoïdales.
A.— Plate-tombe : c'est une dalle rectangulaire posée sur le sol. Ce monument pourrait être une création du Moyen Age. On en connaît deux variantes au Pays Basque.
    Au jarleku: une petite dalle rectangulaire portant parfois le nom de la maison, suivi ou non de la mention «jarleku», signalait dans la nef l'emplacement occupé par les femmes de la maison. En fait, cette dalle surmontait une tombe, nous le verrons plus loin. Dans beaucoup d'églises basques, on a refait le sol des nefs, à l'entrée de ce siècle en particulier, on a dispersé ces pierres, ou on les a retournées et retaillées.
    Dans le chœur, dans la nef, sous le porche, dans le cimetière (plus rarement) on trouve de grandes dalles rectangulaires, plus ou moins richement décorées. Le village n'en conserve plus d'anciennes.
B. Croix : C'est le monument le plus récent. Il a été introduit, semble-t-il, vers le XVIIe siècle. La discoïdale fut abandonnée à son profit. Les croix dégénèrent peu à peu au point de devenir de simples formes en ciment, à l'entrée du siècle. Elles furent délogées par les caveaux.
C. Enfeux : Il a existé parfois des tombes creusées dans l'épaisseur du mur de l'église. Il s'agit là aussi de créations ayant pris forme au Moyen Age. On en trouve dans des paroisses où habitèrent des familles de «seigneurs», comme au village. Cette forme de monument fut mise en œuvre jusqu'à une époque récente (tombe de Mgr Saint Pierre).
Il y eut d'autres types de monuments mais actuellement inconnus au village ; nous n'en parlerons pas.
Variété des monuments funéraires (discoïdales, plate tombes, croix, enfeux), variété des lieux de sépulture (maison, nef, porche, cimetière) reflètent autant d'attitudes face à la mort. Nécropole et monument funéraire s'intègrent dans le rite funéraire et jalonnent notre vision de la mort.

2) CADRE ETHNOGRAPHIQUE
Au Pays Basque, on est connu avant tout par le nom de sa maison. L’etxe est un repère culturel majeur ; elle va nous permettre de situer la tombe et le monument funéraire, au sein des mentalités, dans notre vécu de la mort. Les données que nous livreront cette quête nous permettront de reconstituer un «paysage culturel». On pourra le qualifier de «traditionnel» ou «d'ancien». Comment intégrer ces données dans le cadre précédent ? C'est là un thème trop vaste qui ne sera pas abordé.

ETXE
Les maisons furent des lieux de sépulture en Euskadi. On a enterré dans la maison (dans la cuisine au moins), ou baratzean c'est-à-dire dans le jardin, contre la façade ou contre le mur nord (andereen baratzea). J. M. de Barandiaran qui a noté ce fait dans plusieurs villages des sept provinces, a décrit l'un de ces enterrements, en Arberoue, un peu avant la seconde guerre.
Les femmes étaient chargées du culte des morts dans les maisons (diverses offrandes à des époques données).

HIL BIDE
Autrefois (jusqu'entre les deux guerres chez nous et parfois jusque dans les années 1960), on amenait les morts au cimetière en passant par hil bidea (chemin des morts). C'est un chemin particulier qui peut se démarquer du chemin communal. En principe, chaque maison a son hil bide ; mais il peut être commun à un quartier voire à un village. Hil bide est un cordon ombilical entre la maison et ses morts.

NECROPOLE
Depuis la constitution des paroisses, deux lieux de sépultures furent définis: l’église et le cimetière.

À. — Le cimetière :
Un «coin» était généralement prévu pour y mettre les bohémiens par exemple, dans des tombes sans monument funéraire.
Lur benedikatu gabea est une parcelle du cimetière, généralement à l'écart, où sont mis les petits enfants morts sans baptême. Ces tombes n'ont pas de monument funéraire.
Le reste du cimetière est divisé en parcelles, ou hil-harriak, comprenant 1 à 3 tombes (hil hobi ou tunba). Leur surface est un simple monticule de terre (lur meta), plus rarement il y a une plate-tombe (harri lauza). Ces tombes sont orientées est-ouest, à l'ouest se dresse un monument funéraire :
en pierre (croix, discoïdale, tabulaire...), sur les tombes des adultes. Sur les tombes de pauvres on met une croix de bois
en fer, une petite croix, sur la fosse contenant un enfant baptisé.
Ces monuments sont dans une ambiance de verdure, de fleurs, de parfums et de chants d'oiseaux. Voici le plus vieux témoignage connu d'un cimetière «traditionnel». Il est dû à un artiste peintre, L. Letrone, qui décrit ainsi ce qu'il voit à Itxassou, en 1898 : l'église «est entourée d'un cimetière adossé à la montagne. Il est plein de fleurs, en particulier d'iris et de scabieuses, au milieu desquelles disparaissent les tombes […]. Il est à remarquer que ces tombes n'ont au-dessus du sol que la stèle, une seule pierre et plantée à la tête […]. Le cercueil est mis dans la terre entre quatre murailles latérales ou, tout à fait par exception, dans un petit caveau qui n'est pas plus apparent». Il faut donc imaginer les stèles et croix actuelles dans ce paysage de senteurs et de couleurs, debout, signalant les tombes des maisons. Aucune autre construction ne dépasse au-dessus du niveau du sol; toutes les maisons sont identiques face à la mort, au «même niveau». Mais les monuments funéraires, eux, ne sont pas identiques. Ils personnalisent la maison, permettent de la situer; c'est une de leur fonction essentielle.
Seules structures debout dans le cimetière traditionnel, les monuments funéraires sont strictement placés à l'ouest des sépultures et orientés est-ouest :
Placés à l'ouest, ils signalent la tête des défunts dont les pieds sont dirigés vers l’est. Ainsi chaque défunt «voit» le soleil se lever chaque matin; le soleil assimilé au Christ-Lumière qui chasse la ténèbre (et qui naît le 25 décembre, jour du solstice d'hiver).
Orienté est-ouest, le monument funéraire a une face violemment éclairée, de face, le matin. A midi, le monument ruisselle de lumière, d'une lumière rasante qui exalte sa sculpture. Brutalement, la face éclairée plonge dans l'ombre; elle est relayée par la seconde face dont la sculpture s'affirme de moins en moins au fur et à mesure que le soleil l'éclairé de face en se couchant vers l'horizon. Parallèlement, l'ombre du monument vient s'étendre sur la tombe, se fondre avec les morts et s'engloutir dans la nuit. C'est le soleil qui donne vie au monument funéraire, sans lui «il n'est rien». Le complexe «tombe-monument» est en relation étroite avec de très vieux cultes solaires où le dieu basque Egu (un de nos dieux qui devait être à l'honneur aux alentours du troisième millénaire avant Jésus-Christ), fut peu à peu supplanté par une vision chrétienne du monde (phénomène récent dans notre pays). Ceci est très important si nous voulons bien comprendre les œuvres de Villefranque et des villages du Bas-Adour.

B. — L'EGLISE :
Chaque maison a son emplacement dans la nef de l'église; là siègent les femmes, aux jarleku. Elles y répètent les rites domestiques: offrandes de lumière (ezko, xirio), de nourriture parfois, voire même d'argent et, autrefois, sacrifice d'animaux.
Jusque vers les années 1850, les femmes étaient assises sur le sol, sur la tombe (le jarleku), séparée d'elle par un tapis de tissu ou de paille. Les chaises apparurent vers ces époques; dernièrement, les bancs arrivèrent, effaçant parfois jusqu'au souvenir des jarleku...
Grâce aux jarleku, on comprend que traverser la nef d'une église basque, c'est traverser le village à nouveau; un village de la mort, calqué sur celui des vivants et périodiquement réactivé par les rites. On cessa d'enterrer aux jarleku vers la toute fin du XVIIIe siècle.
En fait, dans l'église, on enterrait au moins dans quatre endroits: le chœur, l'allée centrale de la nef, le porche et les jarleku. Dans les deux premiers cas, il s'agit surtout des prêtres ou parfois de andere serora, dans le troisième cas, il s'agissait de maisons «importantes» ou attachées par des liens, de nature diverse, à l'église. Dans tous les cas, on utilisait des plates-tombes et parfois, sous le porche, un monument dressé.
Dans cette nécropole (église-cimetière), une autre femme participait au rite funéraire, c'est andere serora. Un personnage que l'Eglise officielle ne cessa de combattre et qui avait une telle importance, qu'à la cathédrale de Bayonne il y avait même une sorte de clergé féminin laïque officiant parallèlement aux prêtres. Quant aux hommes, ils n'ont aucun poids religieux; ce sont des spectateurs au balcon des galeries.
Résumons : la maison est liée à la tombe (la vente de la première entraînant même celle de la seconde) ; elle est liée de façon organique : par hil bide, par les rites, par les femmes à chaque extrémité du hil bide (etxeko anderea, andere serora). La tombe n'est pas anonyme, même si elle ne porte pas d'inscriptions, elle fait partie de la maison, elle la prolonge.
Au terme de ces réflexions, nous avons maintenant des données qui nous permettent de comprendre certains aspects essentiels des monuments funéraires basques.
Ils affirment la présence et la continuité de la maison, malgré les ruptures que représentent les morts des générations successives. Le monument funéraire basque ôte, à sa façon, l'aspect d'anéantissement que revêt la mort ; il s'inscrit dans un traitement du temps. En mettant l'accent sur la maison et non sur les individus, il se situe hors du quotidien. On comprend alors pourquoi les stèles discoïdales du village n'indiquent pas le nom des personnes enterrées. A vrai dire il faudra attendre la mode qui, aux XVIe-XVIIe siècles, favorise un développement des épitaphes, pour voir apparaître des textes sur des discoïdales bas-navarraises surtout, mais aussi sur les croix, les tabulaires et les plates tombes (encore que ces derniers monuments fussent réservés à des familles «aisées» ou «importantes»). Quant aux dates figurant sur certaines discoïdales, on a de bonnes raisons de penser qu'elles indiquent en principe l'année de leur fabrication.
Un second aspect est tout aussi important à considérer, en particulier au village. Le monument funéraire dressé est «offert au soleil». C'est un dialogue, sans cesse renouvelé, avec la lumière, avec egu, et le soleil (iguski); encore que… on a de bonnes raisons de penser que beaucoup de stèles furent peintes autrefois et que le soleil n'était pas seul chargé de les faire vivre. On comprend alors l'absence de véritable sculpture, de ronde-bosse, sur ces monuments. Les motifs sont traités en champ levé. Les reliefs affleurent de quelques millimètres, leur exécution est particulièrement soignée. C'est à mi-journée (egu-erdi) qu'ils apparaîtront dans toute leur beauté et ce, d'une manière fugace pour s'estomper peu à peu; pour mourir et renaître au prochain cycle scolaire.
Enfin, la stèle discoïdale, au fur et à mesure que la soirée avance, étend son ombre sur la surface de la tombe, ombre anthropomorphe. Elle représente à nouveau la maison qui vient se fondre avec ses morts, comme pour les protéger durant le temps terrible de gaueko, temps incertain, interdit aux vivants (gaua gauezko-arentzat, eguna egunazko-arentzat).
Avec ces éléments en tête, regardons maintenant de plus près ces œuvres, essayons de pénétrer dans l'univers qu'elles mettent en scène.

CIVILISATION BASQUE ET CREATION FUNERAIRE
Avant d'essayer d'interpréter le contenu de ces monuments, il faut les situer par rapport à un grand moment de la création basque, en Euskadi,nord du moins.

L'EMPRISE DES HARGIN
Jusqu'aux XVe-XVIe siècles environ, l'espace est défini et mis en forme par les charpentiers. Ils ont construit nos maisons et nos églises ; les premières ont été très souvent refaites vers le XVIe siècle (3.500 maisons reconstruites en Labourd entre 1578 et 1608), de sorte qu'actuellement la charpente de bois se limite le plus souvent aux combles et à l'argamasa de façade. Par contre, dans les églises, il en va tout autrement. L'église basque n'est pas une œuvre de maçon, c'est une rude bâtisse extérieurement; mais à l'intérieur, le charpentier a régné en maître. C'est lui qui a modelé cet espace sacré, unique, dont les antécédents nous sont totalement inconnus.
A partir des XVIe-XVIIe siècles, l'emprise du charpentier cède devant la montée des hargin. C'est la grande époque des maisons de pierre, des linteaux et des stèles discoïdales (aux deux extrémités du hil bide...). Hargin modifiera profondément et durablement notre cadre de vie.
La majeure partie des œuvres du village se situe exactement à cette époque; en particulier celles qui correspondent au style « Bas-Adour » (no 3, 4, 7, 9, 12, 19, 21, 22, 23). Dans ces dernières, on remarquera la façon de tailler la pierre, par facettes. Tout cela rappelle à l'évidence, le travail du bois. Mais peut-on dire pour autant que les tailleurs de pierre reprennent les images et les symboles que manipulaient habituellement les charpentiers? Comment a été défini l'imagerie manipulée par les tailleurs de pierre ? Quels rapports peut-elle avoir avec des imageries anciennes? Quelle «basquitude» véhiculent ces monuments?

LES IMAGERIE
I. — DANS L'ESPACE : en Pays Basque nord au moins, nous savons que des types de représentations, c'est-à-dire d'images et de symboles (ce que j'appelle l'imagerie) caractérisent des discoïdales d'un territoire donné. Ainsi les stèles no 3, 4, 7, 9, 12, 19, 21, 22 et 23 font partie de l'ensemble dit «Bas-Adour ». Ces types de stèles et leurs variantes étaient très répandus de Saint-Pierre d'Irube à Bardos, la limite sud étant constituée par Halsou, Arbonne et Ahetze. Ce type a-t-il pénétré sur la Côte? Ici tout est détruit ou volé... Anglet (où le matériel vient de disparaître il y a deux ans environ) semble l'avoir connu. Les stèles no 2, 10, 11 et 29 se rattachent par contre à la vallée de la Nive, en particulier à deux grands centres de production, Ustaritz et Jatxou.
Ces deux ensembles de stèles que nous venons de voir ne se trouvent massivement que dans les régions mentionnées, nulle part ailleurs dans les sept provinces, nulle part ailleurs en Europe. A quelle réalité correspondent-ils? On l'ignore. Or, tout l'art funéraire des XVIIe-XVIIIe siècles est ainsi en Iparralde. C'est un art fortement dialectisé.

II. — DANS LE TEMPS : Le style Bas-Adour apparaît au début du XVIIe siècle, il connaît une très grande vogue au point que certains villages n'ont que des monuments de ce style, le portail de l'église d’Urcuit est fait dans ce style, etc. A la fin du siècle, ce style disparaît massivement et les discoïdales cèdent la place aux croix.
A côté des représentations de type Bas-Adour, les hargin manipulaient une autre imagerie, à base du monogramme IHS (abréviation de Jésus en grec) qu'ils transforment selon des directions particulières que nous verrons plus loin (no 2, 10, 11, 29). Dans cet ensemble, les pierres sont très rarement datées, elles se situent également à l'horizon XVIe-XVIIe siècles.
Les deux ensembles que nous venons de voir représentent deux types d'imageries inscrites, non seulement dans des espaces, mais aussi dans un temps. Les imageries sont périodiquement régénérées. Les œuvres qui mettent en scène un type d'imagerie ou un style donné s'inscrivent avant tout dans un espace et dans une époque. Plus que des œuvres «basques» ou «de Villefranque», les stèles des deux ensembles, que nous avons considérés, se rattachent au Labourd et plus précisément au Bas-Adour et à la vallée de la Nive.

LES CREATEURS
Les hargin qui firent ces œuvres étaient tous des paysans; nous le savons grâce à des archives notariales du XVIIIe siècle, étudiées par Maïté Lafiurcade. Souvent ils étaient hargin de père en fils, au village même. Ceci permet de comprendre pourquoi des ensembles d'œuvres présentent une certaine homogénéité dans le temps et dans l'espace.
Dans les deux ensembles vus plus haut, les maîtres inscrivaient leurs créations dans des arts de «pays» (Bas-Adour, vallée de la Nive). Tous n'agissaient pas ainsi :
Certains faisaient des œuvres apparemment originales; on ne trouve pas leur équivalent ailleurs. Il n'y a pas ce type d'œuvre au village, actuellement.
Certains maîtres exerçaient leur activité dans deux ou trois villages. C'est le cas de celui qui laisse la stèle n°24, œuvre comparable à deux autres conservées à Halsou et à une autre transportée à Arcangues. Il s'agit là d'un maître qui a une forte personnalité. A travers cet exemple nous sommes confrontés à un curieux problème : comment se fait-il que chaque fois que nous pouvons repérer un maître, ses œuvres se comptent sur les doigts d'une main et sont réparties dans un tout petit périmètre? Faire une discoïdale n'était pas un acte banal... d'autant plus que ces maîtres ne recevaient pas qu'un enseignement technique, nous le verrons.
D'autres maîtres faisaient des modèles très simples (n°30), au moins sur une face (n°8); certains s'inspiraient, soit de monnaies (n°1 vraisemblablement), soit de courants divers s'exprimant dans les alentours: n° 28 vaguement reliée au style Bas-Adour, comparer avec les nos 3, 7, etc. ; nos 5 et 25 qui sembleraient au moins en rapport avec les écoles d'Arbonne.
Enfin, d'autres maîtres peu habiles, et plus vraisemblablement de simples paysans sans formation, pourraient confectionner des œuvres (no 14, 26, 31), retoucher certaines faces (no 16-b ; 20-a) ou en faire de nouvelles (nos 13-a).

LES MODES
Les hargin introduisent les croix; d'abord timidement, puis de plus en plus massivement à partir de la fin du XVIIe siècle. De la même manière que les vieilles discoïdales sont liées le plus souvent à des espaces géographiques, les croix le sont, dans un premier temps. Puis, le XVIIIe siècle avançant, elles dégénèrent lentement : leur décoration montre une inspiration qui va se dégradant (n° 13); le champ levé est remplacé par une sculpture en creux (no 13,15,18); la peinture prend de plus en plus d'importance, au point qu'à l'entrée du siècle on ne faisait plus que des croix en ciment portant simplement une inscription à peine gravée et peinte. Il reste quelques-uns de ces témoignages au village.
Alors que cet art s'épuise (dans une grande partie de la province semble-t-il) les croix bas-navarraises commencent à pénétrer timidement chez nous (n° 27); phénomène inconcevable quelques siècles plus tôt.
La charnière XIXe-XXe siècles voit l'arrivée des caveaux, de la banalisation et de la vulgarité. Les hargin sont devenus marbriers. Ils ne sont plus que des techniciens; la création leur échappe complètement. Le cimetière devient un chaos (on perd jusqu'au sens de l'orientation des tombes!); on y affiche sa condition sociale ou son conformisme. Tandis que survivent, comme elles le peuvent, les belles œuvres du passé; mais déposées dans un coin du cimetière, sur le mur, sur le bord de la route, désorientées par rapport au soleil, etc. Objets de curiosité, gadgets pour d'autres (au début du siècle il y avait une quarantaine de discoïdales à Villefranque, il en subsiste une vingtaine...), elles sont incomprises alors qu'elles ont tant à dire sur nous-mêmes!
L'introduction des croix coïncide avec une mode qui voit se développer l'épitaphe. Aussi beaucoup de ces croix (et de discoïdales de ces époques) sont-elles personnalisées: n°6 probable Joannes d'Uhalde; n°13 Subiet, inscription tardive; n°15 Joannes Beherecobe ; n°17 Constantin (...?); n°20 Bidegain, pierre en partie retaillée. Avec le temps, elles deviennent même bavardes comme une fiche d'état civil (n°27). La mode de l'épitaphe qui se développe dans l'Europe des XVe-XVIe siècles (les formules sont soit en latin, soit en français ou espagnol, rarement en euskara), marquera plus nettement la stèle tabulaire et la plate-tombe.

CIVILISATION BASQUE ET IMAGES DE LA MORT
Nous sommes maintenant mieux armés pour satisfaire notre curiosité: que «représentent» ces œuvres ? Pour répondre à une telle question il faut considérer l'imagerie de la mort à l'époque où elles furent faites et l'imagerie véhiculée par ce type de monument à travers les sept provinces.
1) REPRESENTATIONS DE LA MORT
Les XVIe-XVIIe siècles voient, en Europe, se répandre, sur les tombeaux, une imagerie bien caractéristique : crânes et os, angelots pleureurs, sabliers, faux, palmes, couronnes, flammes, larmes, etc. Rien de cela sur nos discoïdales et nos croix. Ces époques voient apparaître de longues épitaphes renseignant sur le mort, vantant ses mérites ou ses qualités. Rien de cela sur nos monuments. Ces époques sont marquées par une forte religiosité, les épitaphes pouvant s'accompagner de suppliques, de prières. Rien de cela chez nous. Le théâtre macabre, ses décors et ses accessoires sont évacués ici. Religiosité, sentimentalisme et spectacle sont résolument écartés.
De la même façon, aucune allusion au rituel funéraire, si dense pourtant, n'apparaît dans ces monuments.
Seule la présence, plus ou moins nette, de la croix semble être une concession au langage et aux préoccupations des vivants. En fait, la croix est pratiquement le seul motif massivement présent sur les quelques discoïdales connues en Europe, hors de chez nous, du nord des Pyrénées à l'Angleterre et l'Allemagne. Par le monument funéraire le Basque affirme une fois de plus son originalité. On n'en dira pas autant à propos des caveaux modernes !
Que «représentent» alors ces monuments funéraires qui font si peu allusion à la mort ?

2) STRUCTURE DU MONUMENT FUNERAIRE BASQUE
Replaçons les monuments funéraires et surtout les plus anciens (les discoïdales), parmi les centaines d'œuvres analogues conservées en Euskadi. Un certain nombre de constantes apparaissent, au sein d'un monument qui est avant tout un espace structuré et hiérarchisé.
Disque-socle: le disque a plus de valeur que le socle, c'est là que l'imagerie chrétienne (croix, IHS) cherchera à se placer. No 8,14, 24, 26 et 31, la croix y règne sans partage, no 5, 7, 22, 23 et 28, elle est reléguée sur le socle. Dans d'autres œuvres, toute allusion chrétienne est évacuée (no 4, 9, 12, 21, 25, 30).
Axes et régions: sur le schéma ci-avant, nous voyons l'organisation d'une «stèle-type». Il permet d'analyser et de rendre compte de la structure d'au moins 60% des stèles connues en Euskadi: axes principaux, vertical (V) et horizontal (H) ; axes secondaires (S) ; région centrale (O) au centre du disque, commune aux axes principaux et secondaires ; sur l'axe V, on note du sommet de la stèle vers le socle, une région sommitale (12), centrale (O) et de rencontre avec le domaine du socle (6) ; sur l'axe H on trouve deux régions équivalentes (9 et 3) ; sur les axes secondaires, nous avons quatre régions comparables, formant «la base de 4» (b4).
Comment s'exprime cette organisation dans les œuvres du village? On ne verra que quelques caractéristiques bien illustrées au village.
Région O: le centre du disque est une source de rayonnement, un foyer d'énergie qui peut irradier dans tout le disque. Ce rayonnement peut s'exprimer seul dans le disque : no30, 5a, 25a. Il peut être renforcé par un rayonnement s'exprimant en bordure du disque: no5-b, 22-a, 28-a. La bordure rayonnante peut seule subsister, associée avec le monde chrétien par exemple: no2b, 10, 11, 24a, 29.
La région centrale peut affirmer sa présence, à l'origine du rayonnement: no 4a, 7, 9, 12, 21b, à travers un motif particulier. Cette puissance rayonnante n'est pas neutre; les symboles chrétiens ont dû lutter contre elle. Nous l'avons vu, ces derniers peuvent être rejetés sur le socle, mais ils peuvent être intégrés dans le rayonnement, à son service en quelque sorte: no3 et 19b.
Axe V : il s’agit d’un repère majeur dans l'œuvre (c'est l'axe de symétrie) ; il permet de situer, de positionner, le monde que l’hargin met en scène. Regardons comment «il joue» avec lui quand il cherche à illustrer le monogramme IHS (no2, 10, 11, 29).
Nos 10, 11: il place des éléments de ce monogramme dans un ensemble résolument construit par rapport à V (symétrique).
N°29: la croix qui surmontait la lettre H dans ce monogramme, se place tout le long de V. La lettre elle-même est réduite à ses deux montants verticaux. Elle est encadrée par la lettre S redoublée. La symétrie est totale. Il est clair qu'ici le hargin n'a pas «représenté» le monogramme, il a affirmé le rôle et la présence de l'axe V.
N°2 : ce maître est allé encore plus loin, il a franchement supprimé les lettres S. Une nouvelle représentation voit le jour, issue d'un processus dynamique, cohérent.
Le cimetière de Jatxou montre plusieurs termes dans ce type d'évolution; voir aussi la pierre n°113 p. 57 du relevé fait par Louis Colas au début de ce siècle.
Base de 4: on trouve une allusion à la croix associée à la base de 4 : nos 4b, 22b, 21a. Un tel ensemble sera repoussé sur le socle par le rayonnement triomphant (n° 28a).
Du Portugal à la Catalogne en passant par la Castille et jusqu'en Allemagne et en Angleterre, rien de semblable, sur la majorité des discoïdales, à cet espace très élaboré et hiérarchisé. Dans l'état actuel de nos connaissances, il apparaît propre aux Basques des XVIe-XVIIIe siècles au moins.
Mais il y a plus, et les œuvres du village sont essentielles à ce propos. Les œuvres du Bas-Adour, en particulier, sont construites en mettant en œuvre des modules: non seulement la forme de la stèle est harmonieuse : le col (intersection disque-socle) est égal au rayon du disque ; mais les différentes représentations sont situées à des emplacements géométriquement définis et elles ont des dimensions en harmonie avec l'ensemble.
Cette recherche éperdue d'harmonie, cette taille nette et franche de la pierre, qui fait ruisseler la lumière (à mi-journée surtout!), ont amené les hargin à une impasse, à un académisme. L'ensemble du Bas-Adour est fait d'œuvres assez monotones, peu imaginatives mais où le hargin-virtuose pouvait étaler tout son savoir faire. C'est un bavardage somptueux, agréable et copieux.
Les stèles discoïdales basques mettent en œuvre un espace très élaboré qui peut accepter toute sorte d'imagerie pourvu qu'on puisse la plier à ses lois. On peut donc, sans problème a priori, renouveler l'imagerie (l'apparence) du moment tant que sa structure (une dimension de la basquitude) reste inchangée ou subit une évolution contrôlée, dirigée et acceptée par les mentalités.
A travers les stèles, les hargin mettent en forme des sensibilités collectives; ils parlent basque avec de la pierre. Cet espace riche et dense qu'ils contrôlaient si bien, ils n'ont pas su l'adapter, ou le faire évoluer, avec l'arrivée des croix. Ils ont dès lors perdu le contrôle de leur création. Heureusement pour nous tous, il reste, gravée dans la pierre, l'expérience des temps passés, expérience à partir de laquelle peut se redéployer un véritable art basque intégré dans notre vécu de la mort. A Villefranque, le message des hargin a été pris en considération: en sauvant des œuvres anciennes, en participant au redéploiement de la création.
Reste à répondre à la question suivante: que «représente» une stèle ? A vrai dire nous n'en savons rien. L'axe V, la région O et son rayonnement, la base de 4, les éléments associés par couple, par 3, etc. s’intègrent dans une explication du monde. Les travaux ne sont pas assez avancés pour proposer une vision cohérente, intégrée dans la mythologie basque, dont certains des repères majeurs (Mari, Egu, Ortz, Il...) n'ont cessé d'être modelés depuis plus de 5000 ans, pour reculer ou être relus par le christianisme, depuis quelques centaines d'années à peine.
































Bibliographie
ARIES Philippe.L’homme devant la mort, Ed. Du Seuil, 1977, p. 642.
BARANDIARAN, J. M. de,—Stèles et rites funéraires au Pays Basque, Bayonne, Ekaina, 1984, 132 p.
Stèles et rites funéraires au Pays Basque, Bayonne, Ekaina, n° 11, 1984, p. 129-166.
COLAS, Louis.—La tombe basque. Recueil d'Inscriptions funéraires et domestiques du Pays Basque français. 1906-1914. Bayonne et Paris, Foltzer et Champion, 1924, 404 p.
DUVERT, Mikel.—Contribution à l'étude de la stèle discoïdale basque, Bulletin du Musée Basque, Bayonne 1976, n° 71. p. 548; n° 72, 31 pl.
Contribution à l'étude de l'art funéraire labourdin, Kobie, Bilbao 1981. n° II, p. 389-417.
Etude de l'art funéraire dans la vallée de la Nive (Labourd, Euskadi nord), in Hil harriak, actes du colloque international sur la stèle discoïdale, Bayonne, Musée Basque 1984. p. 207-225.
Essai sur le temps et l’espace de l’art traditionnel en Euskadi nord. Anuario de Eusko-Folklore, Donostia, 1982-1983, t. 31, p. 59-101.
LAFOURCADE Maite.Les contrats de mariage du pays de Labourd sous le règne de Louis XVI. Etude juridique et sociologique. Thèse d’État, Université de Pau, 1978.
UCLA, P.—Les stèles discoïdales du Languedoc et… d'ailleurs, chez l'auteur, Paris, 1981, 100 p.

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