Michel Duvert: Stèles et croix à Villefranque
Villefranque,
stèles
discoïdales et croix
Michel
Duvert
Extrait
de l’ouvrage de Gilbert Desport et Michel Duvert, Villefranque,
étude historique, Ekaina,
collection
Karrikez herriak 3, 1986, 80 p.
Tous les dessins numérotés sont situés à la fin de cet article, avant la bibliographie. Ils sont réalisés par Gilbert Desport.
Le
village de Villefranque conserve de beaux exemplaires d'art funéraire
basque, essentiellement labourdin. Stèles discoïdales et croix
méritent une étude particulière. Cependant, bien que ces monuments
soient actuellement conservés au cimetière (pour la plupart), ils
ne sont plus dans leur contexte d'origine. A vrai dire, ils
constituent de nos jours des objets de curiosité, «décoratifs»,
au milieu de la banalité ou de l'outrance des caveaux modernes.
Si
nous voulons apprécier ces monuments anciens, il nous faut préciser
les contextes dans lesquels ils s'inscrivent.
CIVILISATION
BASQUE ET MONUMENT FUNERAIRE
1)
CADRE HISTORIQUE
Le
peuple basque est l'un des plus vieux peuples d'Europe, si ce n'est
le plus vieux, actuellement existant. Les recherches entreprises,
notamment ces deux derniers siècles, tendent toutes à montrer que
son domaine s'étendait de part et d'autre des Pyrénées, de la
Catalogne aux Asturies et des rives de l'Ebre à celles de la
Garonne. Présent, depuis au moins le troisième millénaire avant
Jésus-Christ, ce peuple a connu bien des modes et des rites variés,
en particulier dans le domaine de la mort.
Des
monuments funéraires conservés au village, le plus ancien est la
stèle discoïdale: cercle dressé sur un socle et orienté
Est-Ouest.
STELES
DISCOÏDALES
De
quand date ce type de monument ? Son plus vieil ancêtre possible a
été découvert par J.
M.
de Barandiaran, dans un monument funéraire préhistorique, un dolmen
situé en Alava. Dans la chambre de ce dolmen, il y avait de petites
pierres non décorées, de quelque 75 cm de haut au maximum; leur
forme était rectangulaire et leur sommet arrondi. On a pu les dater
grâce au contexte archéologique; elles se situent vers 2500 avant
Jésus-Christ. Des observations analogues furent faites dans les
Asturies.
Nous
possédons d'autres monuments de ce type, certains ayant la forme
typique des discoïdales;
ils sont plus tardifs. Malheureusement, ils sont mal situés sur le
plan chronologique. A vrai dire, nous ne savons pas toujours
reconnaître une stèle discoïdale très ancienne par rapport à une
œuvre identique mais datée; beaucoup de travaux restent à faire.
Il n'en demeure pas moins que ces documents constituent autant de
jalons qui nous permettent de penser que la discoïdale fut utilisée
du troisième
millénaire à nos jours, dans le domaine basque.
Cinq
mille
ans de présence sur notre sol, dans nos mentalités. La vie de ce
monument a dû être très riche; or, c'est à peine si nous
connaissons, très imparfaitement, les discoïdales
des
XVIe-XVIIe
siècles, époques où elles furent abondantes et datées (voyez les
œuvres du village).
Par
ailleurs, au cours de cette vaste période, modes et types de
monuments funéraires varièrent largement. A titre d'exemple, durant
les premiers siècles qui précédèrent notre ère (âge du fer),
dans la haute montagne basque au moins, on a incinéré les morts et
mis leurs cendres (ou partie de leurs cendres) dans des baratz (sorte
de cromlechs). Ces monuments n'ont jamais livré de stèles
discoïdales.
Ces
dernières devaient être utilisées dans des «espaces
particuliers. Enfin, tous les membres d'une communauté n'avaient pas
obligatoirement le même type de sépulture. A titre d'exemple,
l'archéologie et l'ethnographie nous montrent que les enfants (et
eux seuls, au moins avant l'ère chrétienne) pouvaient être
enterrés dans les maisons et les adultes, dans le village
protohistorique de La Hoya
(Alava),
par exemple, incinérés dans une nécropole.
Autant
dire qu'il faudra être très prudent en parlant de monuments
funéraires basques, tant notre ignorance est grande. Les discoïdales
de
Villefranque évoqueront avant tout «une époque» et une région du
Labourd.
Dans
le village on rencontre d'autres monuments funéraires ; ils sont
plus récents que les stèles discoïdales.
A.—
Plate-tombe
:
c'est une dalle rectangulaire posée sur le sol. Ce monument pourrait
être une création du Moyen
Age.
On en connaît deux variantes au Pays Basque.
— Au
jarleku: une petite dalle rectangulaire portant parfois le nom de la
maison, suivi ou non de la mention «jarleku», signalait dans la
nef l'emplacement occupé par les femmes de la maison. En fait,
cette dalle surmontait une tombe, nous le verrons plus loin. Dans
beaucoup d'églises basques, on a refait le sol des nefs, à
l'entrée de ce siècle en particulier, on a dispersé ces pierres,
ou on les a retournées et retaillées.
— Dans
le chœur, dans la nef, sous le porche, dans le cimetière (plus
rarement) on trouve de grandes dalles rectangulaires, plus ou moins
richement décorées. Le village n'en conserve plus d'anciennes.
B. —
Croix :
C'est le monument le plus récent. Il a été introduit, semble-t-il,
vers le XVIIe
siècle. La discoïdale fut abandonnée à son profit. Les croix
dégénèrent peu à peu au point de devenir de simples formes en
ciment, à l'entrée du siècle. Elles furent délogées par les
caveaux.
C. —
Enfeux
: Il
a existé parfois des tombes creusées dans l'épaisseur du mur de
l'église. Il s'agit là aussi de créations ayant pris forme au
Moyen
Age.
On en trouve dans des paroisses où habitèrent des familles de
«seigneurs», comme au village. Cette forme de monument fut mise en
œuvre jusqu'à une époque récente (tombe de Mgr Saint Pierre).
Il
y eut d'autres types de monuments mais actuellement inconnus au
village ; nous n'en parlerons pas.
Variété
des monuments funéraires (discoïdales,
plate
tombes, croix, enfeux), variété des lieux de sépulture (maison,
nef, porche, cimetière) reflètent autant d'attitudes face à
la mort. Nécropole et monument funéraire s'intègrent dans le rite
funéraire et jalonnent notre vision de la mort.
2)
CADRE ETHNOGRAPHIQUE
Au
Pays Basque, on est connu avant tout par le nom de sa maison. L’etxe
est un repère culturel majeur ; elle va nous permettre de situer la
tombe et le monument funéraire, au sein des mentalités, dans notre
vécu de la mort. Les données que nous livreront cette quête nous
permettront
de reconstituer un «paysage culturel». On pourra le qualifier de
«traditionnel» ou «d'ancien». Comment intégrer ces données dans
le cadre précédent ? C'est là un thème trop vaste qui ne sera pas
abordé.
ETXE
Les
maisons furent des lieux de sépulture en Euskadi. On a enterré dans
la maison (dans la cuisine au moins), ou baratzean c'est-à-dire dans
le jardin, contre la façade ou contre le mur nord (andereen
baratzea). J. M. de Barandiaran qui a noté ce fait dans plusieurs
villages des sept provinces, a décrit l'un de ces enterrements, en
Arberoue, un peu avant la seconde guerre.
Les
femmes étaient chargées du culte des morts dans les maisons
(diverses offrandes à des époques données).
HIL
BIDE
Autrefois
(jusqu'entre les deux guerres chez nous et parfois jusque dans les
années 1960), on amenait les morts au cimetière en passant par hil
bidea (chemin des morts). C'est un chemin particulier qui peut se
démarquer du chemin communal. En principe, chaque maison a son hil
bide ; mais il peut être commun à un quartier voire à un village.
Hil bide est un cordon ombilical entre la maison et ses morts.
NECROPOLE
Depuis
la constitution des paroisses, deux lieux de sépultures furent
définis: l’église et le cimetière.
À.
— Le cimetière :
Un
«coin» était généralement prévu pour y mettre les bohémiens
par exemple, dans des tombes sans monument funéraire.
Lur
benedikatu gabea est une parcelle du cimetière, généralement à
l'écart, où sont mis les petits enfants morts sans baptême. Ces
tombes n'ont pas de monument funéraire.
Le
reste du cimetière est divisé en parcelles, ou hil-harriak,
comprenant 1 à 3 tombes (hil hobi ou tunba). Leur surface est un
simple monticule de terre (lur meta), plus rarement il y a une
plate-tombe (harri lauza). Ces tombes sont orientées est-ouest, à
l'ouest se dresse un monument funéraire :
— en
pierre (croix, discoïdale, tabulaire...), sur les tombes des
adultes. Sur les tombes de pauvres on met une croix de bois
— en
fer, une petite croix, sur la fosse contenant un enfant baptisé.
Ces
monuments sont dans une ambiance de verdure, de fleurs, de parfums et
de chants d'oiseaux. Voici le plus vieux témoignage connu d'un
cimetière «traditionnel». Il est dû à un artiste peintre, L.
Letrone,
qui décrit ainsi ce qu'il voit à Itxassou, en 1898 : l'église
«est entourée d'un cimetière adossé à la montagne. Il est
plein de fleurs, en particulier d'iris et de scabieuses, au milieu
desquelles disparaissent les tombes […]. Il est à remarquer que
ces tombes n'ont au-dessus du sol que la stèle, une seule pierre et
plantée à la tête […]. Le cercueil est mis dans la terre entre
quatre murailles latérales ou, tout à fait par exception, dans un
petit caveau qui n'est pas plus apparent». Il
faut donc imaginer les stèles et croix actuelles dans ce paysage de
senteurs et de couleurs, debout, signalant les tombes des maisons.
Aucune autre construction ne dépasse au-dessus du niveau du sol;
toutes les maisons sont identiques face à la mort, au «même
niveau». Mais les monuments funéraires, eux, ne sont pas
identiques. Ils personnalisent la maison, permettent de la situer;
c'est une de leur fonction essentielle.
Seules
structures debout dans le cimetière traditionnel, les monuments
funéraires sont strictement placés à l'ouest des sépultures et
orientés est-ouest :
— Placés
à l'ouest, ils signalent la tête des défunts dont les pieds sont
dirigés vers l’est. Ainsi chaque défunt «voit» le soleil
se lever chaque matin; le soleil assimilé au Christ-Lumière qui
chasse la ténèbre (et qui naît le 25 décembre, jour du solstice
d'hiver).
— Orienté
est-ouest, le monument funéraire a une face violemment éclairée,
de face, le matin. A midi, le monument ruisselle de lumière, d'une
lumière rasante qui exalte sa sculpture. Brutalement, la face
éclairée plonge dans l'ombre; elle est relayée par la seconde face
dont la sculpture s'affirme de moins en moins au fur et à mesure que
le soleil l'éclairé de face en se couchant vers l'horizon.
Parallèlement, l'ombre du monument vient s'étendre sur la tombe, se
fondre avec les morts et s'engloutir dans la nuit. C'est le soleil
qui donne vie au monument funéraire, sans lui «il n'est rien». Le
complexe «tombe-monument» est en relation étroite avec de très
vieux cultes solaires où le dieu basque Egu (un de nos dieux qui
devait être à l'honneur aux alentours du troisième millénaire
avant Jésus-Christ), fut peu à peu supplanté par une vision
chrétienne du monde (phénomène récent dans notre pays). Ceci est
très important si nous voulons bien comprendre les œuvres de
Villefranque et des villages du Bas-Adour.
B.
— L'EGLISE :
Chaque
maison a son emplacement dans la nef de l'église; là siègent les
femmes, aux jarleku. Elles y répètent les rites domestiques:
offrandes de lumière (ezko, xirio), de nourriture parfois, voire
même d'argent et, autrefois, sacrifice d'animaux.
Jusque
vers les années 1850, les femmes étaient assises sur le sol, sur la
tombe (le jarleku), séparée d'elle par un tapis de tissu ou de
paille. Les chaises apparurent vers ces époques; dernièrement, les
bancs arrivèrent, effaçant parfois jusqu'au souvenir des jarleku...
Grâce
aux jarleku, on comprend que traverser la nef d'une église basque,
c'est traverser le village à nouveau; un village de la mort, calqué
sur celui des vivants et périodiquement réactivé par les rites. On
cessa d'enterrer aux jarleku vers la toute fin du XVIIIe
siècle.
En
fait, dans l'église, on enterrait au moins dans quatre endroits: le
chœur, l'allée centrale de la nef, le porche et les jarleku. Dans
les deux premiers cas, il s'agit surtout des prêtres ou parfois de
andere serora, dans le troisième cas, il s'agissait de maisons
«importantes» ou attachées par des liens, de nature diverse, à
l'église. Dans tous les cas, on utilisait des plates-tombes et
parfois, sous le porche, un monument dressé.
Dans
cette nécropole (église-cimetière), une autre femme participait au
rite funéraire, c'est andere serora. Un personnage que l'Eglise
officielle ne cessa de combattre et qui avait une telle importance,
qu'à la cathédrale de Bayonne il y avait même une sorte de clergé
féminin laïque officiant parallèlement aux prêtres. Quant aux
hommes, ils n'ont aucun poids religieux; ce sont des spectateurs au
balcon des galeries.
Résumons
: la maison est liée à la tombe (la vente de la première
entraînant même celle de la seconde) ; elle est liée de façon
organique : par hil bide, par les rites, par les femmes à chaque
extrémité du hil bide (etxeko anderea, andere serora). La tombe
n'est pas anonyme, même si elle ne porte pas d'inscriptions, elle
fait partie de la maison, elle la prolonge.
Au
terme de ces réflexions, nous avons maintenant des données qui nous
permettent de comprendre certains aspects essentiels des monuments
funéraires basques.
Ils
affirment la présence et la continuité de la maison, malgré les
ruptures que représentent les morts des générations successives.
Le monument funéraire basque ôte, à sa façon, l'aspect
d'anéantissement que revêt la mort ; il s'inscrit dans un
traitement du temps. En mettant l'accent sur la maison et non sur les
individus, il se situe hors du quotidien. On comprend alors pourquoi
les stèles discoïdales du village n'indiquent pas le nom des
personnes enterrées. A vrai dire il faudra attendre la mode qui, aux
XVIe-XVIIe siècles, favorise un développement
des épitaphes, pour voir apparaître des textes sur des discoïdales
bas-navarraises surtout, mais aussi sur les croix, les tabulaires et
les plates tombes (encore que ces derniers monuments fussent réservés
à des familles «aisées» ou «importantes»). Quant aux dates
figurant sur certaines discoïdales, on a de bonnes raisons de penser
qu'elles indiquent en principe l'année de leur fabrication.
Un
second aspect est tout aussi important à considérer, en particulier
au village. Le monument funéraire dressé est «offert au soleil».
C'est un dialogue, sans cesse renouvelé, avec la lumière, avec egu,
et le soleil (iguski); encore que… on a de bonnes raisons de penser
que beaucoup de stèles furent peintes autrefois et que le soleil
n'était pas seul chargé de les faire vivre. On comprend alors
l'absence de véritable sculpture, de ronde-bosse, sur ces monuments.
Les motifs sont traités en champ levé. Les reliefs affleurent de
quelques millimètres, leur exécution est particulièrement soignée.
C'est à mi-journée (egu-erdi) qu'ils apparaîtront dans toute leur
beauté et ce, d'une manière fugace pour s'estomper peu à peu; pour
mourir et renaître au prochain cycle scolaire.
Enfin,
la stèle discoïdale, au fur et à mesure que la soirée avance,
étend son ombre sur la surface de la tombe, ombre anthropomorphe.
Elle représente à nouveau la maison qui vient se fondre avec ses
morts, comme pour les protéger durant le temps terrible de gaueko,
temps incertain, interdit aux vivants (gaua gauezko-arentzat, eguna
egunazko-arentzat).
Avec
ces éléments en tête, regardons maintenant de plus près ces
œuvres, essayons de pénétrer dans l'univers qu'elles mettent en
scène.
CIVILISATION
BASQUE ET CREATION FUNERAIRE
Avant
d'essayer d'interpréter le contenu de ces monuments, il faut les
situer par rapport à un grand moment de la création basque, en
Euskadi,nord du moins.
L'EMPRISE
DES HARGIN
Jusqu'aux
XVe-XVIe siècles environ, l'espace est défini
et mis en forme par les charpentiers. Ils ont construit nos maisons
et nos églises ; les premières ont été très souvent refaites
vers le XVIe siècle (3.500 maisons reconstruites en
Labourd entre 1578 et 1608), de sorte qu'actuellement la charpente de
bois se limite le plus souvent aux combles et à l'argamasa de
façade. Par contre, dans les églises, il en va tout autrement.
L'église basque n'est pas une œuvre de maçon, c'est une rude
bâtisse extérieurement; mais à l'intérieur, le charpentier a
régné en maître. C'est lui qui a modelé cet espace sacré,
unique, dont les antécédents nous sont totalement inconnus.
A
partir des XVIe-XVIIe siècles, l'emprise du
charpentier cède devant la montée des hargin. C'est la grande
époque des maisons de pierre, des linteaux et des stèles
discoïdales (aux deux extrémités du hil
bide...). Hargin modifiera profondément et durablement notre cadre
de vie.
La
majeure partie des œuvres du village se situe exactement à cette
époque; en particulier celles qui correspondent au style «
Bas-Adour » (no 3, 4, 7, 9, 12, 19, 21, 22, 23). Dans ces
dernières, on remarquera la façon de tailler la pierre, par
facettes. Tout cela rappelle à l'évidence, le travail du bois. Mais
peut-on dire pour autant que les tailleurs de pierre reprennent les
images et les symboles que manipulaient habituellement les
charpentiers? Comment a été défini l'imagerie manipulée par les
tailleurs de pierre ? Quels rapports peut-elle avoir avec des
imageries anciennes? Quelle «basquitude» véhiculent ces monuments?
LES
IMAGERIE
I.
— DANS L'ESPACE : en Pays Basque nord au moins, nous savons que des
types de représentations, c'est-à-dire d'images et de symboles (ce
que j'appelle l'imagerie) caractérisent des discoïdales
d'un territoire donné. Ainsi les stèles no 3, 4,
7, 9, 12, 19, 21, 22 et 23 font partie de l'ensemble dit «Bas-Adour
». Ces types de stèles et leurs variantes étaient très répandus
de Saint-Pierre d'Irube à Bardos, la
limite sud étant constituée par Halsou, Arbonne et Ahetze. Ce type
a-t-il pénétré sur la Côte? Ici tout est détruit ou volé...
Anglet (où le matériel vient de disparaître il y a deux ans
environ) semble l'avoir connu. Les stèles no 2, 10, 11 et
29 se rattachent par contre à la vallée de la Nive, en particulier
à deux grands centres de production, Ustaritz et Jatxou.
Ces
deux ensembles de stèles que nous venons de voir ne se trouvent
massivement que dans les régions mentionnées, nulle part ailleurs
dans les sept provinces, nulle part ailleurs en Europe. A quelle
réalité correspondent-ils? On l'ignore. Or, tout l'art funéraire
des XVIIe-XVIIIe siècles est ainsi en
Iparralde. C'est un art fortement dialectisé.
II.
— DANS LE TEMPS : Le style Bas-Adour apparaît au début du
XVIIe siècle, il connaît une très grande vogue au point
que certains villages n'ont que des monuments de ce style, le portail
de l'église d’Urcuit est fait dans ce style, etc. A la fin du
siècle, ce style disparaît massivement et les discoïdales
cèdent la place aux croix.
A
côté des représentations de type Bas-Adour, les hargin
manipulaient une autre imagerie, à base du monogramme IHS
(abréviation de Jésus en grec) qu'ils transforment selon des
directions particulières que nous verrons plus loin (no
2, 10, 11, 29). Dans cet ensemble, les pierres sont très rarement
datées, elles se situent également à l'horizon XVIe-XVIIe
siècles.
Les
deux ensembles que nous venons de voir représentent deux types
d'imageries inscrites, non seulement dans des espaces, mais aussi
dans un temps. Les imageries sont périodiquement régénérées. Les
œuvres qui mettent en scène un type d'imagerie ou un style donné
s'inscrivent avant tout dans un espace et dans une époque. Plus que
des œuvres «basques» ou «de Villefranque», les stèles des deux
ensembles, que nous avons considérés, se rattachent au Labourd et
plus précisément au Bas-Adour et à la vallée de la Nive.
LES
CREATEURS
Les
hargin qui firent ces œuvres étaient tous des paysans; nous le
savons grâce à des archives notariales du XVIIIe siècle,
étudiées par Maïté Lafiurcade. Souvent ils étaient hargin de
père en fils, au village même. Ceci permet de comprendre pourquoi
des ensembles d'œuvres présentent une certaine homogénéité dans
le temps et dans l'espace.
Dans
les deux ensembles vus plus haut, les maîtres inscrivaient leurs
créations dans des arts de «pays» (Bas-Adour, vallée de la Nive).
Tous n'agissaient pas ainsi :
— Certains
faisaient des œuvres apparemment originales; on ne trouve pas leur
équivalent ailleurs. Il n'y a pas ce type d'œuvre au village,
actuellement.
— Certains
maîtres exerçaient leur activité dans deux ou trois villages.
C'est le cas de celui qui laisse la stèle n°24, œuvre comparable à
deux autres conservées à Halsou et à une autre transportée à
Arcangues. Il s'agit là d'un maître qui a une forte personnalité.
A travers cet exemple nous sommes confrontés à un curieux problème
: comment se fait-il que chaque fois que nous pouvons repérer
un maître, ses œuvres se comptent sur les doigts d'une main et sont
réparties dans un tout petit périmètre? Faire une discoïdale
n'était pas un acte banal... d'autant plus que ces maîtres ne
recevaient pas qu'un enseignement technique, nous le verrons.
— D'autres
maîtres faisaient des modèles très simples (n°30), au moins sur
une face (n°8); certains
s'inspiraient, soit de monnaies (n°1 vraisemblablement), soit de
courants divers s'exprimant dans les alentours: n° 28 vaguement
reliée au style Bas-Adour, comparer avec les nos 3, 7,
etc. ; nos 5 et 25 qui sembleraient au moins en rapport
avec les écoles d'Arbonne.
— Enfin,
d'autres maîtres peu habiles, et plus vraisemblablement de simples
paysans sans formation, pourraient confectionner des œuvres (no
14, 26, 31), retoucher certaines faces (no 16-b ; 20-a) ou
en faire de nouvelles (nos 13-a).
LES
MODES
Les
hargin introduisent les croix; d'abord timidement, puis de plus en
plus massivement à partir de la fin du XVIIe siècle. De
la même manière que les vieilles discoïdales
sont liées le plus souvent à des espaces géographiques, les
croix le sont, dans un premier temps. Puis, le XVIIIe
siècle avançant, elles dégénèrent lentement : leur décoration
montre une inspiration qui va se dégradant (n° 13); le champ levé
est remplacé par une sculpture en creux (no 13,15,18); la
peinture prend de plus en plus d'importance, au point qu'à l'entrée
du siècle on ne faisait plus que des croix en ciment portant
simplement une inscription à peine gravée et peinte. Il reste
quelques-uns de ces témoignages au village.
Alors
que cet art s'épuise (dans une grande partie de la province
semble-t-il) les croix bas-navarraises commencent à pénétrer
timidement chez nous (n° 27); phénomène inconcevable quelques
siècles plus tôt.
La
charnière XIXe-XXe siècles voit l'arrivée
des caveaux, de la banalisation et de la vulgarité. Les hargin sont
devenus marbriers. Ils ne sont plus que des techniciens; la création
leur échappe complètement. Le cimetière devient un chaos (on perd
jusqu'au sens de l'orientation des tombes!); on y affiche sa
condition sociale ou son conformisme. Tandis que survivent, comme
elles le peuvent, les belles œuvres du passé; mais déposées dans
un coin du cimetière, sur le mur, sur le bord de la route,
désorientées par rapport au soleil, etc. Objets de curiosité,
gadgets pour d'autres (au début du siècle il y avait une
quarantaine de discoïdales à
Villefranque, il en subsiste une vingtaine...), elles sont
incomprises alors qu'elles ont tant à dire sur nous-mêmes!
L'introduction
des croix coïncide avec une mode qui voit se développer l'épitaphe.
Aussi beaucoup de ces croix (et de discoïdales de
ces époques) sont-elles personnalisées: n°6 probable Joannes
d'Uhalde; n°13 Subiet, inscription tardive; n°15 Joannes Beherecobe
; n°17 Constantin (...?); n°20 Bidegain, pierre en partie
retaillée. Avec le temps, elles deviennent même bavardes comme une
fiche d'état civil (n°27). La mode de l'épitaphe qui se développe
dans l'Europe des XVe-XVIe siècles (les
formules sont soit en latin, soit en français ou espagnol, rarement
en euskara), marquera plus nettement la stèle tabulaire et la
plate-tombe.
CIVILISATION
BASQUE ET IMAGES DE LA MORT
Nous
sommes maintenant mieux armés pour satisfaire notre curiosité: que
«représentent» ces œuvres ? Pour répondre à une telle question
il faut considérer l'imagerie de la mort à l'époque où elles
furent faites et l'imagerie véhiculée par ce type de monument à
travers les sept provinces.
1)
REPRESENTATIONS DE LA MORT
Les
XVIe-XVIIe siècles voient, en Europe, se
répandre, sur les tombeaux, une imagerie bien caractéristique :
crânes et os, angelots pleureurs, sabliers, faux, palmes, couronnes,
flammes, larmes, etc. Rien de cela sur nos discoïdales
et nos croix. Ces époques voient apparaître de longues
épitaphes renseignant sur le mort, vantant ses mérites ou ses
qualités. Rien de cela sur nos monuments. Ces époques sont marquées
par une forte religiosité, les épitaphes pouvant s'accompagner de
suppliques, de prières. Rien de cela chez nous. Le théâtre
macabre, ses décors et ses accessoires sont évacués ici.
Religiosité, sentimentalisme et spectacle sont résolument écartés.
De
la même façon, aucune allusion au rituel funéraire, si dense
pourtant, n'apparaît dans ces monuments.
Seule
la présence, plus ou moins nette, de la croix semble être une
concession au langage et aux préoccupations des vivants. En fait, la
croix est pratiquement le seul motif massivement présent sur les
quelques discoïdales connues en Europe, hors de chez nous, du nord
des Pyrénées à l'Angleterre et l'Allemagne. Par le monument
funéraire le Basque affirme une fois de plus son originalité. On
n'en dira pas autant à propos des caveaux modernes !
Que
«représentent» alors ces monuments funéraires qui font si peu
allusion à la mort ?
2)
STRUCTURE DU MONUMENT FUNERAIRE BASQUE
Replaçons
les monuments funéraires et surtout les plus anciens (les
discoïdales), parmi les centaines d'œuvres analogues
conservées en Euskadi. Un certain nombre de constantes
apparaissent, au sein d'un monument qui est avant tout un espace
structuré et hiérarchisé.
Disque-socle:
le disque a plus de valeur que le socle, c'est là que l'imagerie
chrétienne (croix, IHS) cherchera à se placer. No 8,14,
24, 26 et 31, la croix y règne sans partage, no 5, 7, 22,
23 et 28, elle est reléguée sur le socle. Dans d'autres œuvres,
toute allusion chrétienne est évacuée (no 4, 9, 12, 21,
25, 30).
Axes
et régions: sur le schéma ci-avant, nous voyons l'organisation
d'une «stèle-type». Il permet d'analyser et de rendre compte de la
structure d'au moins 60% des stèles connues en Euskadi: axes
principaux, vertical (V) et horizontal (H) ; axes secondaires
(S) ; région centrale (O) au centre du disque, commune aux axes
principaux et secondaires ; sur l'axe V, on note du sommet de la
stèle vers le socle, une région sommitale (12), centrale (O) et de
rencontre avec le domaine du socle (6) ; sur l'axe H on trouve
deux régions équivalentes (9 et 3) ; sur les axes secondaires,
nous avons quatre régions comparables, formant «la base de 4»
(b4).
Comment
s'exprime cette organisation dans les œuvres du village? On ne verra
que quelques caractéristiques bien illustrées au village.
Région
O: le centre du disque est une source de rayonnement, un foyer
d'énergie qui peut irradier dans tout le disque. Ce rayonnement peut
s'exprimer seul dans le disque : no30, 5a, 25a. Il peut
être renforcé par un rayonnement s'exprimant en bordure du disque:
no5-b, 22-a, 28-a. La bordure rayonnante peut seule
subsister, associée avec le monde chrétien par exemple: no2b,
10, 11, 24a, 29.
La
région centrale peut affirmer sa présence, à l'origine du
rayonnement: no 4a, 7, 9, 12, 21b, à travers un motif
particulier. Cette puissance rayonnante n'est pas neutre; les
symboles chrétiens ont dû lutter contre elle. Nous l'avons vu, ces
derniers peuvent être rejetés sur le socle, mais ils peuvent être
intégrés dans le rayonnement, à son service en quelque sorte: no3
et 19b.
Axe
V : il s’agit d’un repère majeur dans l'œuvre (c'est l'axe
de symétrie) ; il permet de situer, de positionner, le monde que
l’hargin met en scène. Regardons comment «il joue» avec lui
quand il cherche à illustrer le monogramme IHS (no2, 10,
11, 29).
Nos
10, 11: il place des éléments de ce monogramme dans un ensemble
résolument construit par rapport à V (symétrique).
N°29:
la croix qui surmontait la lettre H dans ce monogramme, se place tout
le long de V. La lettre elle-même est réduite à ses deux montants
verticaux. Elle est encadrée par la lettre S redoublée. La symétrie
est totale. Il est clair qu'ici le hargin n'a pas «représenté» le
monogramme, il a affirmé le rôle et la présence de l'axe V.
N°2 :
ce maître est allé encore plus loin, il a franchement supprimé les
lettres S. Une nouvelle représentation voit le jour, issue d'un
processus dynamique, cohérent.
Le
cimetière de Jatxou montre plusieurs termes dans ce type
d'évolution; voir aussi la pierre n°113 p. 57 du relevé fait par
Louis Colas au début de ce siècle.
Base
de 4: on trouve une allusion à la croix associée à la base de
4 : nos
4b, 22b, 21a. Un tel ensemble sera repoussé sur le socle par le
rayonnement triomphant (n° 28a).
Du
Portugal à la Catalogne en passant par la Castille et jusqu'en
Allemagne et en Angleterre, rien de semblable, sur la majorité des
discoïdales, à cet espace très élaboré et hiérarchisé. Dans
l'état actuel de nos connaissances, il apparaît propre aux Basques
des XVIe-XVIIIe siècles au moins.
Mais
il y a plus, et les œuvres du village sont essentielles à ce
propos. Les œuvres du Bas-Adour, en particulier, sont construites en
mettant en œuvre des modules: non seulement la forme de la stèle
est harmonieuse : le col (intersection disque-socle) est égal au
rayon du disque ; mais les différentes représentations sont
situées à des emplacements géométriquement définis et elles ont
des dimensions en harmonie avec l'ensemble.
Cette
recherche éperdue d'harmonie, cette taille nette et franche de la
pierre, qui fait ruisseler la lumière (à mi-journée surtout!),
ont amené les hargin à une impasse, à un académisme. L'ensemble
du Bas-Adour est fait d'œuvres assez monotones, peu imaginatives
mais où le hargin-virtuose pouvait étaler tout son savoir faire.
C'est un bavardage somptueux, agréable et copieux.
Les
stèles discoïdales basques mettent en
œuvre un espace très élaboré qui peut accepter toute sorte
d'imagerie pourvu qu'on puisse la plier à ses lois. On peut donc,
sans problème a priori, renouveler l'imagerie (l'apparence) du
moment tant que sa structure (une dimension de la basquitude) reste
inchangée ou subit une évolution contrôlée, dirigée et acceptée
par les mentalités.
A
travers les stèles, les hargin mettent en forme des sensibilités
collectives; ils parlent basque avec de la pierre. Cet espace riche
et dense qu'ils contrôlaient si bien, ils n'ont pas su l'adapter, ou
le faire évoluer, avec l'arrivée des croix. Ils ont dès lors perdu
le contrôle de leur création. Heureusement pour nous tous, il
reste, gravée dans la pierre, l'expérience des temps passés,
expérience à partir de laquelle peut se redéployer un véritable
art basque intégré dans notre vécu de la mort. A Villefranque, le
message des hargin a été pris en considération: en sauvant des
œuvres anciennes, en participant au redéploiement de la création.
Reste
à répondre à la question suivante: que «représente» une stèle
? A vrai dire nous n'en savons rien. L'axe V,
la région O et son rayonnement, la base de
4, les éléments associés par couple, par 3, etc. s’intègrent
dans une explication du monde. Les travaux ne sont pas assez avancés
pour proposer une vision cohérente, intégrée dans la mythologie
basque, dont certains des repères majeurs (Mari, Egu, Ortz, Il...)
n'ont cessé d'être modelés depuis plus de 5000 ans, pour reculer
ou être relus par le christianisme, depuis quelques centaines
d'années à peine.
Bibliographie
ARIES
Philippe.—L’homme
devant la mort, Ed. Du Seuil, 1977, p. 642.
BARANDIARAN,
J. M. de,—Stèles
et rites funéraires au Pays Basque, Bayonne,
Ekaina, 1984, 132 p.
Stèles
et rites funéraires au Pays Basque, Bayonne,
Ekaina, n°
11,
1984, p.
129-166.
COLAS,
Louis.—La
tombe basque. Recueil d'Inscriptions funéraires et domestiques du
Pays Basque français. 1906-1914. Bayonne
et Paris, Foltzer et Champion, 1924, 404 p.
DUVERT,
Mikel.—Contribution
à l'étude de la stèle discoïdale basque, Bulletin
du Musée Basque, Bayonne
1976, n°
71.
p. 548; n° 72, 31 pl.
Contribution
à l'étude de l'art funéraire labourdin, Kobie,
Bilbao
1981. n° II, p. 389-417.
Etude
de l'art funéraire
dans la vallée de la Nive (Labourd, Euskadi nord), in Hil
harriak,
actes
du colloque international sur la stèle discoïdale, Bayonne,
Musée Basque 1984. p. 207-225.
Essai
sur le temps et l’espace de l’art traditionnel en Euskadi nord.
Anuario de Eusko-Folklore, Donostia,
1982-1983, t. 31, p. 59-101.
LAFOURCADE
Maite.—Les
contrats de mariage du pays de Labourd sous le règne de Louis XVI.
Etude juridique et sociologique. Thèse d’État, Université de
Pau, 1978.
UCLA,
P.—Les
stèles discoïdales du Languedoc et… d'ailleurs, chez
l'auteur, Paris, 1981, 100 p.
Iruzkinak
Argitaratu iruzkina