Michel Duvert: Art funéraire dans la vallée de la Nive

Etude de l'art funéraire dans la vallée de la Nive
(Labourd, Euskadi Nord)

Michel Duvert,
association Lauburu

Article publié dans Hil harriak, Actes du colloque international sur la stèle discoïdale, Bayonne, 8-18 juillet 1982, Société des amis du Musée Basque, 1984.

INTRODUCTION
Ce travail repose sur un certain nombre de principes.La dimension créatrice existe en tout homme; elle se manifeste là où il agit. En d'autres termes, il n'y a pas les «artistes» et les «autres». Dans la création, tout est une question de degré et de contexte, ou de circonstances.
Les créateurs basques ont produit, consciemment ou non, des œuvres de portées diverses. La qualité d'une œuvre est purement subjective; elle repose avant tout sur un ensemble de correspondances que chacun (à un moment donné et selon son histoire) établit à son contact. Elle résulte de convergences et toute œuvre a plusieurs lectures».
Chaque créateur agit dans un milieu donné, à une époque donnée, en fonction d'une culture donnée, qui a sa propre histoire. La réalité quotidienne est création; l'art n'est pas un produit surajouté. L'histoire de l'art est aussi l'histoire des cultures. La création se situe dans un flux, une dynamique, qui a une cohérence. A travers leurs œuvres les tailleurs de pierre ont donné une forme et une densité au mot «basque» ; ils ont vécu en basque à travers la pierre.
En dehors de leur cohérence intrinsèque, les stèles (qui sont donc une forme de langage) sont reliées à un monde cohérent en évolution continuelle. Le «hasard», s'il existe, n'est en aucun cas au centre de ces œuvres. Ainsi, on ne figure pas «n'importe quoi» sur ces monuments, mais certaines images, selon les époques et les lieux, articulées sur un espace repéré et structuré (Duvert, 1976). Illustrons ceci par deux exemples.
1. Aux XVIe et XVIIe siècles, on voit, sur les monuments funéraires en France, des représentations particulières: os, crânes, larmes, couronnes et guirlandes végétales, flammes, longues épitaphes exposant les qualités des défunts... Rien de cela sur les stèles basques de ces époques. Au contraire même, nous sommes face à un monde autre qui refuse résolument toute allusion à la mort charnelle et aux regrets.
La discoïdale est un espace structuré autour d'un certain nombre de repères hiérarchisés (qui ont des valeurs propres), on distingue ainsi: un couple d'axes principaux, l'axe vertical V est commun aux domaines du disque et du socle, l'axe horizontal H est propre au disque; un couple d'axes secondaires;des ré ons de valeur très différente: 0 au centre du disque, 9 et 3 qui sont équivalentes et portées par l'axe H, 12 et 6, portées par l'axe V, la première est au sommet de l'œuvre et la seconde à l'affrontement entre les domaines du disque et du socle ; quatre structures équivalentes portées par les axes secondaires, le plus souvent, et qui constituent la «base de quatre» ; disque et socle constituent deux domaines de valeur différente; dans le disque la bordure est également un espace particulier appelé à recevoir un traitement original.
L'espace de la stèle est un monde cohérent, axes et régions sont liés et forment un tout intégré. En d'autres termes, cet espace n'est qu'une simple collection de repères.

2. - Non seulement il y a des choix au niveau du vocabulaire, mais il y a des choix au niveau de l'espace où se disposent les systèmes de représentation (schéma ci-dessous, voir Duvert 1976). Peu importe que ces éléments «décoratifs» (les systèmes de représentation) soient originaux ou non; ils sont avant tout des éléments d'une langue, assemblés selon une cohérence, sur un espace (celui de la stèle), qui a une signification sociale (un monument funéraire) et qui est donc partie prenante d'une vision du monde.
A la confluence des modes et des traditions, les œuvres sont des moments privilégiés de l'activité de l'homme, des fragments de leur vécu. Elles ne sont pas des actes «gratuits».

Cadre du travail
Nous nous limiterons à deux données qui illustrent le phénomène suivant. Il existe au sein de l'art funéraire des ensembles homogènes, qui, à des époques et en des lieux donnés, mettent en scène des types de répertoires qui ont des histoires (Duvert, 1981, 1983).
Certains ensembles ont marqué une époque et/ou des territoires donnés. Ce fut le cas de l'ensemble formé par les stèles de style Bas-Adour (connu dès le XVIIe siècle). Il régna sans partage sur le nord de la province du Labourd et n'est connu ni en Gascogne ni en Occitanie. Il connut plusieurs variantes plus ou moins affirmées (comme à Arbonne, Guiche,...).
D'autres ensembles traduisent des courants de création mettant en scène des types de représentations qui n'ont rien d'original, montrant des types d'évolution dirigées. Ces courants furent véhiculés par des ateliers fort différents, mais dont les démarches sont cohérentes.
Nous prendrons des exemples dans le Labourd. Pour le second point, nous nous limiterons à la vallée de la Nive (qui possède au moins 300 à 400 discoidales). Malheureusement, dans ce second cas les œuvres ne sont pas datées; elles se situent probablement autour du XVIIe siècle. En revanche, nous savons que leurs créateurs sont pratiquement tous des agriculteurs, ce qui était le cas au XVIIIe (Lafourcade, 1978); en outre, cette vallée forme un ensemble naturel, ouvert sur Bayonne et Euskadi-Sud (voir carte), elle renferme de nombreux villages proches les uns des autres.
Dans ce travail, nous étudions les discoidales «comme si elles étaient des objets à l'état pur»; cette approche est partielle et insuffisante comme le souligne Barandiarán (1974). En choisissant délibérément cette voie, nous avons voulu regarder uniquement l'aspect esthétique de ces productions.

OBSERVATIONS.
1 - L'ensemble Bas-Adour
Les œuvres regroupées ici illustrent un style, c'est-à-dire un ensemble de conventions, qui se manifeste en Labourd du nord surtout, à partir du XVIIe siècle. Examinons la stèle n° 31 de Halsou (fig. 1: les dimensions sont en centimètres) qui nous aidera à définir ce style.
Le répertoire est particulier et homogène: triangles en bordure; éléments en «forme de fleur» sur les régions 9, 12, 3 et 6 —voir schéma ci-dessus— qui ne sont pas identiques; les axes V et H sont indiqués; la région O a une structure particulière (ici, identique aux quatre mentionnées plus haut); des arcs de cercle convergeant vers O, réunissant les régions 9, 12, 3, 6; la base de quatre est indiquée (ici par de légères proéminences à peine visibles à l'œil nu); le socle est décoré; l'espace est défini par des modules (voir fig. 1).

Provenance des illustrations : à gauche, Euskadi dans son ensemble, la zone étudiée est entourée d'un cercle. A: Ainhoa, AR: Arbonne, B: Bayonne, BA: Bassussary, H: Halsou, I: Itxassou, L: Larressore, M: Villefranque, U: Ustaritz. La Nive et l’Adour sont indiquées. Les chiffres renvoient aux numéros des illustrations (41 % d'entre elles se trouvent à Jatxou). Ces dernières proviennent des relevés de l'association Lauburu, sauf la n° 13 qui est empruntée à Barandiarán (Obras completas, La gran enciclopedia vasca, tome XVIII, p. 228). Plusieurs types signalés dans un village, sur cette carte, se retrouvent en fait dans plusieurs villages voisins; par exemple, on retrouve l'œuvre n° 5, avec parfois de très légères variantes, à Villefranque, Jatxou et Ustaritz. Enfin, l'influence du style Bas-Adour diminue brutalement au sud de Halsou.
Photographie: association Lauburu et Commission régionale de l'inventaire d'Aquitaine.

Il y a donc un choix: au niveau des types de répertoire, dans la disposition relative de ces systèmes de représentations sur l'espace de la stèle, et dans l'harmonie qui préside à l'ensemble (modules et relations de dimensions). Ce dernier point mérite quelques commentaires.
L'espace de la stèle (voir schéma plus haut), le vocabulaire volontairement limité et la recherche éperdue d'harmonie, à partir de relations de dimensions, sont autant de contraintes qui ont enfermé les maîtres dans des productions stéréotypées où ils ne pouvaient se distinguer que par leur virtuosité. Les stèles du Bas-Adour sont d'une qualité rare; sensuelles, bavardes, elles brisent la lumière et animent l'espace avec une puissance rare. Parfaitement originales au sein de la production basque, elles doivent être en accord avec un tempérament labourdin. 

Sur la figure 1, les dimensions sont rapportées en centimètres (à un ou deux millimètres près, les maîtres n'ayant pas utilisé le système métrique). Le col est égal au rayon du disque. Le cercle interne, qui limite la bordure a un rayon égal au côté du carré de la base de quatre; cette bordure est formée par deux rangées de triangles équilatéraux, au nombre de 60. Cette même valeur est celle de la hauteur de la partie décorée sur le socle; du centre du disque à celui de la croix sur le socle, on trouve deux fois cette valeur (caractéristique identique sur l'autre face). La bordure a 4 cm de large, cette valeur est celle du diamètre des motifs circulaires des régions 0, 9, 12, 3 et 6 (même caractéristique sur la face opposée). Les arcs de cercle qui convergent vers O et réunissent deux à deux les régions des extrémités des axes, ont leur centre sur la périphérie du disque, à son intersection avec les axes secondaires portant la base de quatre. Cette dernière est à 3 cm de la limite inférieure de la bordure; la moitié de cette valeur correspond à l'épaisseur de la croix sur le socle, et le sixième, à celle de l'épaisseur des arcs de cercle et des axes principaux! Enfin, triangles de la bordure et «éléments en forme de fleur» (construits sur un module de 4 cm) sont profondément taillés (le relief est supérieur à 3 mm), alors que les autres représentations n'ont guère plus de 2 mm de relief.
Ces observations ont une portée très générale en ce qui concerne le style «Bas-Adour.
Nous sommes en droit de penser que les stèles discoïdales peuvent refléter des univers très particuliers et fortement structurés. Elles ne sont pas a priori, des productions sorties «par hasard» des mains noueuses de naïfs qui ne contrôlaient pas leur création. Certaines discoïdales traduisent une époque et des types de sensibilité d'une région donnée (ici le Labourd, et, plus particulièrement, le nord de la province). Elle sont une facette des mentalités; elles sont des moments de vie. Elles sont cela avant tout, et non des aspects d'un art basque; en d'autres termes, les vieux maîtres étaient plus soucieux de traduire des réalités de leur temps, que de mettre en scène ce classicisme que nous appelons «l'art basque».

2. Les ensembles de la vallée de la Nive
Nous voulons montrer ici des cohérences dans l'art populaire et des orientations dans les démarches créatrices, pour cela nous avons choisi la vallée de la Nive, très riche en discoidales, où les villages sont peu distants les uns des autres, tout favorise ici la circulation des hommes et des idées. Une particularité essentielle de l'espace de la discoïdale, l'axe V : cet axe possède toute une série de propriétés remarquables qui influent sur les systèmes de représentations. Un système de représentations tout à fait banal, le monogramme IHS: quelle va être sa structure (et son devenir) sur un espace où V s'exprime? En d'autres termes, le monogramme sera-t-il utilisé pour exprimer avant tout des propriétés de la discoïdale? Si c'est le cas, et c'est bien ce qui se produit, peut-on définir l'art de la stèle à partir des seuls systèmes de représentation? Qu’est ce qu'une discoïdale basque?
Il nous faut tout d'abord définir quatre propriétés de l'axe V.
1. Il distribue l'espace sur le socle et le disque, c'est un élément de référence,
2. C'est l'axe de symétrie du monument dans son ensemble. Il peut effectivement jouer ce rôle et être volontairement indiqué sur le disque et le socle.
3. Tout élément porté sur son parcours sera particulièrement mis en valeur (la stèle est un espace de repères hiérarchisés).
4. Il traverse successivement, dans le disque, les régions: 12 (sommitale), 0 (centrale, source du rayonnement), 6 (région d'affrontement entre le monde du disque et celui du socle). Ces régions qui ont des propriétés particulières, pourront s'exprimer sur son parcours.
A - Distribution de l'espace (Fig. 2 à 5):
Dans le monogramme la croix surmonte habituellement la lettre H. Elle se place résolument sur l'axe V et prend de ce fait une importance toute particulière (au détriment des trois lettres). Par l'axe V, elle distribue l'espace et constitue le repère majeur; les autres éléments ont une importance moindre. Ils sont traités avec la plus grande liberté. Les régions 12 et 6 peuvent s'exprimer: fusion de la croix avec la bordure (dans ces régions la croix peut être élargie, fig. 4, et motifs originaux qui déforment la bordure en six (fig. 1).

B - Evolutions du monogramme
Fig. 6, 7: l'axe V, par la croix supprime la barre horizontale du H et n'admet que ses barres verticales (qui lui sont parallèles). Dans cet ensemble de structures verticales, orientées selon V, la lettre S n'a qu'une importance secondaire. Remarquer la région 6 sur la figure 7.

Fig 8: l'axe V joue un rôle d'axe de symétrie, la lettre S modifiée mime cet axe. On remarque que ce dernier est suggéré tant dans le disque que dans le socle; la croix, élément privilégié, est répétée deux fois sur son parcours. Elle figure en 12 alors qu'en 6 se trouve un élément qui n'est pas sans rappeler ceux illustrés en 9 et 3, mais qui sont identiques. Portés par l'axe H, ils ont même valeur (voir Duvert, 1976).

Fig. 9 à 13 : seule subsiste la lettre H surmontée de la croix qui est placée sur V. Dès lors, la croix affirme son importance et brise la barre verticale de la lettre H. Cette tendance aboutit à un mode de représentation, où la partie inférieure du disque est rythmée par un jeu de verticales se déployant à partir de l'axe V.

Fig. 14 à 16: phénomène identique mais le souvenir du monogramme est encore perceptible. Encore net sur la figure 14, il ne l'est plus sur les autres. A la place du I et du S, de nouveaux éléments sont introduits; ils ne contrarient pas le jeu de l'axe V, au contraire, ils se disposent par rapport à lui.
Remarquer, sur l’axe V, l'indication des régions 12 —fusion de la croix avec la bordure (fig. 14, 16)— et 6 (fig. 14, le contact de la croix avec la bordure est sensiblement différent en 12 et en 6).
A Larressore, un maître particulièrement audacieux, a retenu la leçon (photos ci-dessous): une face est dominée par un jeu de verticales structurées par V, comparer les éléments les plus latéraux, formant un angle droit, et les mêmes à Ustaritz, fig. 10); l'autre par contre, montre un espace libéré de toute contrainte (en apparence...), éclatant, orchestré par la grande croix centrale (c'est-à-dire par V). Cette œuvre ne doit rien au «hasard», en existe-t-il de semblables dans les discoïdales d'autres pays? Est-elle basque par les éléments décoratifs qui la composent, ou par sa structure, et par la cohérence qu'elle affirme?

Fig. 17 à 19: nous sommes toujours face au même phénomène, au même type de logique, de cohérence, mais avec une autre nuance. La lettre S encadre l'axe V, c'est-à-dire la croix placée sur son parcours. Son importance est faible compte tenu de celle de la croix, son destin n'est pas lié à elle. Le monogramme est devenu un prétexte... Elle devient moins évidente sur la figure 18. Sur la figure 19, elle est remplacée par d'autres éléments (nouveaux et identiques). Quels sont les éléments curieux, situés au dessus de l'axe H (des bras horizontaux de la croix) et identiques de part et d'autre de V? La stèle illustrée fig. 20, nous renseigne; il s'agit d'oiseaux, représentations classiques dans l'art de ce village (voir fig. 21 et 22). On peut dire que le maître de l'œuvre, fig. 19, a maladroitement représenté des oiseaux. Peut-être, mais il savait ce qu'il faisait avec le monogramme et l'axe V; il connaissait aussi très bien l'art funéraire du village (fig. 17 à 22). La figure 19 est au croisement de deux courants: l'un issu de l'évolution du «thème IHS», l'autre issu de l'évolution (ou de la transformation voulue ou non) du «thème oiseau».
Dans les deux cas, l'axe V a été (par la croix), le repère majeur. Comment imaginer un seul instant que toutes ces œuvres sont des assemblages hétéroclites de systèmes de représentations? Sont-elles dues au «hasard»? Qu'est-ce qui est important, l'élément décoratif ou l'espace qu'il met en scène?
Les courants de création existent bien, ils sont véhiculés par des maîtres et de véritables ateliers. Les vieux maîtres n'avaient pas qu'une formation purement technique. La tradition est faite de jalons dynamiques qui permettaient de situer la création et surtout de l'orienter.
On notera, sur ces œuvres, l'affirmation plus ou moins nuancée des régions 12 et 6. Enfin, il y a des stèles d'exécution moyenne (fig. 18 par exemple) et d'autres qui relèvent d'une forte maîtrise technique (fig. 21, 22); les unes comme les autres suivent la même dynamique. «Grands» et «petits» maîtres véhiculent la même tradition.

 Fig. 23, 24: affirmation du groupe H, croix selon des modalités déjà vues. La lettre S, privée de son contexte, évolue librement. Il lui correspond une (fig. 23) ou deux (fig. 3) courbes... ou une suite de courbes en forme d'oiseau (fig. 24. Cette stèle est à Jatxou comme celles illustrées dans les fig. 19 à 22). Dans cette œuvre, que «symbolise» l'oiseau? Les discoïdales sont-elles toujours des mises en scène de «symboles»?

Fig. 25 à 29: les maîtres décident de conserver les lettres S, de part et d'autre de V, et de bien les mettre en valeur. C'est au tour de la lettre H de se transformer, légèrement (fig. 27) ou plus radicalement (fig. 26). Dans ces œuvres, les lettres S sont traitées comme n'importe quel autre élément: elles déroulent de gracieuses arabesques, dialoguant avec la verticalité imposée par V. Ces œuvres sont fondamentalement des équilibres et des rapports de force entre ligne droite et arabesques. Le monogramme n'est plus qu'un souvenir, un prétexte…
Soulignons à nouveau la présence, plus ou moins affirmée, des régions 12 et 6 et les axes V et H se poursuivant dans la bordure (fig. 28, 29).

Fig. 30, 31: le groupe H-croix s'impose, comme s'il formait une entité, et ce, malgré le monogramme (fig. 30). Ici un élément circulaire répond au «bloc» IS. Tout l'intérêt est focalisé sur le groupe H-croix. Fig. 31, il domine un ensemble symétrique par rapport à V.
Dès lors, libre de toute référence au monogramme, ce groupe évolue librement (fig. 32, 33). La figure 33 montre une fleur de lys, probablement effacée à la Révolution; cette stèle est datée de 1595. Manso de Zúniga en rapporte une identique à Irun et datée de 1595. Ici, un S remplace la fleur de lys (Manso de Zúniga, 1972). On peut donc penser qu'en cette fin du XVIe siècle, les Basques étaient en possession d'un art funéraire particulièrement élaboré et donc issu d'une tradition bien plus ancienne et originale, au moins par rapport aux autres Pyrénéens (Voir Ucla, 1981 par exemple).
Ces jeux avec le monogramme ont leurs prolongements dans d'autres provinces.

DISCUSSION

Ce type de travail présente un grave défaut. Il repose sur un amalgame d'œuvres, extraites de tout contexte et disposées, sans tenir compte de la chronologie, selon un ordre théorique et donc contestable. Pourtant nous croyons en la réalité des faits mis en évidence, et cela pour plusieurs raisons: la vallée de la Nive, dans le secteur étudié, est un milieu ouvert où les hommes et les idées ont circulé librement (Goyheneche, 1979), sans obstacle naturel. Les villages que nous avons étudiés sont très proches les uns des autres. Une vingtaine de kilomètres sépare à peine Itxassou de Bayonne.
Bien que non datées dans leur majorité, les œuvres étudiées ne semblent pas antérieures au XVIe siècle. Des tailleurs de pierre labourdins du siècle suivant sont connus en grand nombre (Lafourcade, 1978). Ils sont tous laboureurs et semblent originaires de la province même. Il existe en général des familles de tailleurs de pierre se transmettant le métier (et donc le savoir, et pas seulement technique) de père en fils. Il y a dû y avoir de véritables traditions familiales. A titre d'exemple, à Arbonne, sous le règne de Louis XVI, on connaît: Pierre Landaboure, cadet de Espeletenea et de Malliarena; Pierre Landaboure, héritier de Couton et Urruty, ainsi que Jean de Landaboure, son frère cadet de Couton. Comme eux, leur père est également maçon (1). A la même époque exercent à Ustaritz, quartier Arrauntz, Bernard Héguy et son père Bertrand Héguy, maître de Miguelenia, tous deux laboureurs et maçons. On pourrait multiplier les exemples. Beaucoup de maîtres n’exerçaient donc pas de façon isolée. Plus encore, certains maçons se connaissaient et figurent comme témoins au mariage de l'un des leurs (2).
Les propriétés de l’axe V, telles que nous les avons mises en évidence dans ce travail, se retrouvent à travers les discoïdales des sept provinces pour le moins (Duvert, 1976). Autrement dit, ces propriétés ne sont pas propres à des stèles de la vallée labourdine. Elles participent à une vision cohérente de la stèle. Les maîtres de la vallée de la Nive ont également mis en relief d'autres propriétés de l'espace de la stèle. Nous ne les avons pas illustrées ici pour ne pas surcharger ce travail (voir par exemple Duvert, 1981).
Nous pensons donc que les phénomènes que nous avons mis en évidence correspondent bien à des réalités et qu'ils ne sont pas seulement théoriques. Reste à savoir si les vieux maîtres avaient une réelle conscience de ces faits; ils ne sont plus là pour nous le dire. Ce fut le cas pour certains au moins, la vigueur des dynamiques mises en évidence, leur cohérence et la réussite de certaines œuvres (dont l'audace s'appuie sur une tradition), le suggèrent fortement. Par ailleurs, l'existence d'ateliers véhiculant des types d'iconographie et des structures particulières d'espace, est largement vérifiée (Duvert, 1981).
Enfin, les dynamiques que nous avons mises en évidence, n'impliquent pas de chronologie; rien ne permet de dire que la stèle 19 est issue de la 18 qui est issue de la 17, etc. Les discoïdales sont des moments de création qui s'inscrivent dans des dynamiques variées. Dans ce travail, nous nous sommes limité au style Bas-Adour et au devenir du monogramme par rapport à l'axe V et ce, dans la vallée de la Nive. Bien d'autres situations, tout aussi révélatrices, auraient pu être exposées (voir par exemple, Duvert, 1976 et 1981).
Plus qu'un ou des systèmes de représentations, ici le monogramme IHS, la discoïdale exprime avant tout des propriétés fondamentales. Chaque discoïdale est un équilibre plus ou moins consciemment assumé entre ces propriétés et les systèmes de représentations introduits à des époques diverses.
L'espace de la stèle est un milieu contraignant qui transforme et oriente le devenir des systèmes de représentations. Dans les exemples que nous venons d'étudier, il est clair que l'Eglise admettait (ou ne pouvait qu'admettre) la lente transformation de ses signes, le monogramme. Dans ce processus, il est évident que le signe perdait tout sens. Plus qu'un monument funéraire, la discoïdale basque est un espace particulier animé par des représentations diverses, dont l'imagerie chrétienne.
L'espace de la stèle joue un rôle essentiel dans le choix des systèmes de représentations. Certains ne sont retenus que dans la mesure où ils ne contrarient pas les propriétés de base exprimées dans cet espace. Ce fut le cas du monogramme, c'est un système souple et malléable; pour cela, il fut accepté avec enthousiasme, et non parce que les Basques ont eu de soudaines conversions au XVIe siècle. Certains systèmes de représentations favorisent l'expression de propriétés de la stèle: croix qui se place naturellement sur les axes principaux et qui permet de différencier les régions 12 et 6 et parfois 0, en Basse-Navarre surtout; «sceau de Salomon» ou autre élément inscrit dans un cercle, qui est associé au rayonnement, particulièrement en Basse-Navarre, etc. Dans cette optique, peut-on parler de symboles à propos des représentations «géométriques» des stèles de notre pays?
Les Basques semblent avoir depuis fort longtemps une grande connaissance de la taille de la pierre. Dans la péninsule ibérique, ils ont construit quantité d'églises et de demeures, ils sont présents sur les chantiers de cathédrales au palais de l'Escorial, etc. (voir par exemple Julio Caro Baroja, 1971, Barrio Loza et Moya Valganon, 1980). Cet art connaissait déjà un certain rayonnement sous l'occupation romainepar exemple dans les plaines d'Euskadi, les Hautes-Pyrénées et la Gascogne actuelle. Non seulement, les discoïdales basques sont d'une qualité rare, mais encore elles témoignent de préoccupations dont on trouve difficilement l'équivalent dans les stèles d'autres pays (voir Ucla, 1891). Les paysans qui créaient ces œuvres étaient formés par une tradition puissante et dynamique qui guidait leurs gestes et modelait leur sensibilité.
L'espace de la stèle est une conquête qui n'a pu se faire d'un bloc. Cet espace est un ensemble cohérent de possibilités. Par exemple, l'axe V n'impose aucune structure particulière, il agit par sa seule présence. Non seulement, il s'impose comme repère essentiel qui possède une valeur particulière, la croix se dispose sur son parcours, mais encore il guide ou préside au devenir des systèmes de représentations introduits à diverses époques. Enfin, il autorise l'expression des régions 12, 0 et 6, car il est relié à d'autres repères. La stèle forme un tout cohérent, elle est fondamentalement différente d'un livre d'images. La stèle est un espace qui a admis des représentations que les maîtres pouvaient introduire en toute liberté, mais des expériences sont restées sans lendemain, car trop sophistiquées ou peu conformes à cet univers... Enraciné dans notre culture, dans nos traditions, le monde de la discoïdale a joué le rôle de «filtre», basquisant ainsi les œuvres et renforçant la cohérence de ce type de production. Cet espace est une facette de la mentalité. Il n'est pas surprenant de voir ainsi des signes puissants, comme le monogramme, «se perdre» dans le monde basque et ce, sur des monuments funéraires autour de l'église même... sous les yeux des prêtres. Comme tout Basque, ils devaient être plus ou moins consciemment en accord avec ces «façons de faire», il n'y a que Rome ou les évêques qui auraient pu se scandaliser.
Comment Louis Colas puis Philippe Veyrin, Rodney Gallop, Julien Vinson, etc. pouvaient-ils aimer un art de paysan fait pour des paysans? Ils ont nié toute valeur artistique aux stèles. Louis Colas écrit: «Certaines personnes, parfois poussées par un vague snobisme, parlent volontiers de l'art basque comme d'une manifestation profondément originale». De nos jours encore, les catégories demeurent en matière de création; l'art populaire se trouve dans des musées d'ethnographie, l'autre, l'art des artistes (!), est exposé dans des musées ou des livres d'art. Comme si Boucher, Rigaud, de Largillière, Mignard,... n'étaient pas autre chose que des représentants du folklore de Versailles. C'est en vertu de ces principes que l'on a le droit de s'ennuyer à mourir en écoutant du Brahms, parce que c'est «de l'art», mais on ne pourra que sourire devant l'art populaire, ou, exceptionnellement l'admirer à condition qu'il soit exotique (masques africains par exemple). En Europe, et en France, l'art populaire est un sous-produit, le plus souvent, c'est un appât pour touriste, un mythe pour les passéistes, un bon thème pour «spécialistes» en tout genre... Pauvres vieux maîtres, quels discours inutiles tient-on à leur propos. Le jour où on les considérera comme étant de véritables créateurs, alors commenceront les études intéressantes sur l'art populaire.
A travers les discoïdales, nous voyons très nettement que la tradition n'est pas une somme intouchable et immuable. Elle est faite de repères mouvants car elle est dynamique et cohérence. La tradition est faite de jalons destinés à situer l'homme et à le guider; plus que somme d'obstacles, elle est somme de possibilités cohérentes. C'est pour cela que notre art funéraire ne peut ni ne doit s'arrêter. En le replaçant dans l'espace basque contemporain, nous ne faisons pas œuvre de passéisme. Nous ne voulons pas recopier des attitudes d'un autre temps. Nous voulons faire revivre et nous voulons redéployer des dynamiques nouvelles, suivant en cela l'exemple des vieux maîtres qui nous ont appris, mieux que ne le ferait n'importe quel «spécialiste», à mettre en formes notre culture, c'est-à-dire nous-mêmes.

1. Le mot français «maçon», correspond au basque «Hargin» qui peut se décomposer en harri-egin, faiseur de pierre. D'autres mots servent également à désigner ce métier, mais ils semblent modernes : harri-pikatzaile, harri-xehatzaile… Le terme de «maçon» implique la taille de la pierre; ainsi, dans un travail de Etcheverry, paru en 1950 dans la revue Gernika, on lit ce témoignage. Il date du 4 février 1727. C'est un contrat d'apprentissage passé entre Domingo Heguy «maître maçon de Mendionde» et Joannes de Hiriart, de Macaye, âgé de 17 ans. Le premier «a promis de montrer et enseigner sond mestier de maçon autant qu'il lui sera loisible et de luy fournir et livrer son boire, manger et instrumens pour travailler et de le traiter doucement et humainement comme il appartient pendant iceluy tems, même de luy payer comme il s'oblige par les présentes annuellement pendant lesd. 3 années et à la fin d'une chacune d'icelles la somme de 5 piastres d'argent d'Espagne en espèces; en outre le sieur de Heguy sera tenu comme il promet de bailler et de livrer aud apranty à la fin aussy desd. 3 années une truelle, deux ciseaux et deux marteaux l'un grand l'autre petit ».
2. Les formes d'expressions liées à des villages particuliers ou à des ensembles «géographiques» sont connues non seulement au niveau de l'art funéraire (art de pays Amikuze, Ostabarret, de villages, Itxassou, Arbonne...) mais aussi dans le chant, la danse, l'architecture, qui constituent autant de dialectes. Ces particularismes dans les modes d'expression mettent en scène des groupes humains soucieux de se démarquer quelque peu au sein de la communauté basque. Ces individualismes devaient favoriser, si ce n'est susciter, de vigoureux courants de création.

BIBLIOGRAPHIE

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