Michel Duvert: Un maître labourdin au XVIe siècle

Un maître labourdin

de la fin du XVIe siècle

Michel Duvert
Association Lauburu

Revue Pyrénées, n° 121-122, janvier-juin 1980, pages 91-99



INTRODUCTION

Les monuments funéraires basques et notamment les stèles discoidales ont retenu depuis longtemps l'attention des nombreux chercheurs. Suite aux observations de Letrône (Montaiglon, 1879) et de O'Shea (1889), il faut citer les travaux importants de Colas (1924), Frankowski (1920) et Veyrin (1964, 1968, etc…), mais surtout ceux de Barandiarán (1970). Ce dernier auteur a contribué à définir le cadre dans lequel doivent s'étudier les monuments funéraires basques.
Depuis une dizaine d'années, de nombreux chercheurs d'Euskadi-Sud ont fait connaître plusieurs dizaines de stèles inconnues jusque-là. Citons les travaux de Leizaola, Otegui, Peña-Santiago, Urrutia, Zubiaur-Carreño, etc… Par ailleurs grâce aux travaux de Altadill, Elorza, Ugartechea y Salinas, Taracena, Vazquez de Parga, etc., nous connaissons de nombreux monuments funéraires basques de la fin de la protohistoire et des tout débuts de la période historique.
En ce qui concerne actuellement Euskadi-Nord, l'association Lauburu, suivant les traces de Colas et Veyrin, s'emploie à préserver et à recenser tous les monuments funéraires anciens de nos trois provinces, village par village.
Une étude de ces monuments est en cours. Hors d'Euskadi, de nombreux chercheurs ont publié divers travaux sur ces types de monuments, qui sont bien représentés dans tout le Sud-Ouest de la France (Aussibal et Giry, Blanc, Courtieu, Dalon, Dusan, Herber, etc.). Cependant, pour le moment nous sommes mal renseignés sur les stèles de certaines régions et notamment de la Gascogne et du Béarn. Pourtant nous savons que ces régions furent riches en ces types de monuments. A titre d'exemple, en août 1978, notre association a pris en charge un important chantier à Lacommande avec la collaboration de la municipalité et de M. le Curé. Une trentaine d'œuvres ont été ainsi recensées et scellées dans le beau cadre que constitue la cour intérieure de cette ancienne commanderie (qui attend une restauration lui permettant de retrouver son éclat).
Nous l'avons dit, les discoïdales ne sont pas l'exclusivité des Pyrénées et de leurs abords (voir par exemple Frankowski, 1920, Octobon, 1931, etc.). Ainsi récemment, Pierre Ucla (1977) a pris en considération les problèmes soulevés par l'étude de ce genre de monuments et a proposé un certain nombre de pistes de recherche et d'hypothèses qui ne manqueront pas d'infléchir désormais les études entreprises sur ces œuvres. En outre, cet auteur a donné pour la première fois une carte de la distribution des discoïdales dans le sud de la France, carte qu'il s'attache à compléter.
Nous sommes donc en présence, en ce moment, d'un très abondant matériel (plusieurs centaines d'œuvres) qui peut nous permettre de débuter des études sur des bases solides. Parallèlement de nombreux travaux d'histoire, d'archéologie, d'ethnographie, de linguistique, d'anthropologie... ont permis de mieux définir les aires des différentes civilisations ou courants d'idées s'étant exprimés en Europe occidentale et notamment dans nos régions. De telles études nous permettent de mieux situer ce type de monument1, qui, bien que particulier, «pittoresque», ne peut en aucun cas nous faire oublier les autres formes d'art funéraire.
Dans le présent travail, nous nous sommes limité à décrire un ensemble d'œuvres dont beaucoup sont datées de la fin du XVIe siècle (les premières discoïdales datées sont surtout du XVIe siècle ; elles sont peu courantes — voir Ucla, 1977). Cet ensemble est localisé dans deux villages labourdins voisins, Halsou et Jatxou, le long des terrasses de la Nive (à eux seuls, ces deux villages renferment près de 160 monuments funéraires antérieurs au XIXe siècle). Ces œuvres, au nombre de six, dénotent «l'activité» d'un maître que nous voulons faire connaître. Il faut dire que si jusqu'ici on s'est attaché à décrire les œuvres éparses de part et d'autre de la chaîne pyrénéenne, on s'est peu soucié de cerner la personnalité de leurs créateurs.

LES ŒUVRES
Elles sont numérotées pour les besoins de cet article2 de 1 à 6 (voir planches). Elles sont en apparence homogènes tant par leur style que par leur répertoire. Quatre sont datées : 1596, 1597 (deux), 1599; elles sont entières (disque et socle). Deux ne sont pas datées; il leur manque leur socle (où une date a pu figurer). Ces œuvres ont une décoration abondante et soignée. Malgré leur taille modeste, elles se rangent dans la catégorie des «stèles de deuxième génération» d'Ucla (1977). Nous les décrirons en utilisant la nomenclature exposée dans un travail précédent (Duvert, 1976).

1. — Forme
Ce sont de véritables stèles discoïdales (Duvert, 1977). Les stèles 1, 3, 4 ont un contour identique ; on remarquera les moulures, dans l'épaisseur des monuments, au niveau de leur col, alors que la numéro 2 en est dépourvue et que l'on ne peut vérifier ce fait avec certitude sur les pierres 5 et 6.
Les monuments sont chanfreinés.

2. — Disque
a — Bordure
Elle est limitée par deux liserés. Elle se présente sous trois aspects:
I — Huit éléments en forme de S alternent régulièrement l'un dans un sens, l'autre dans l'autre. On note deux modalités : numéros 1, 3, 4, le schéma de base est le suivant :
Scéma 1 
Numéros 2 et 6, le schéma est :

Schéma 2: erreur de schéma sur le document original qui est la même que le précédent, à revoir avec l'auteur (note de édit.)

II — Six éléments identiques aux précédents sont présents mais le dessin est plus lourd (stèle n°5). En outre, si ces éléments se disposent symétriquement par rapport à V (comme les précédents), ils ne sont pas construits par rapport à H et aux axes secondaires.
III Face datée de la stèle n°2; ici s'exprime un puissant rayonnement construit sur les axes principaux et secondaires, très différent des ondulations rencontrées précédemment.

b — Région centrale
Nous sommes en présence de deux ensembles de représentations :
I — Date : elle ne figure que sur deux faces (nos 1 et 2).
II — Monogramme: les trois lettres de base sont IHS; on note les modalités suivantes: lettre H surmontée d'une croix placée le long de l'axe V. Lettre H (placée sur l'axe V), combinée aux lettres M et A (Marie) et surmontée également d'une croix.
Les stèles 3 et 4 et peut-être 6 (une face très empâtée par les lichens ne permet pas une lecture certaine; c'est à peine si on distingue la dernière lettre S), présentent ces deux représentations. Les pierres 1 et 2 ne possèdent que IHS.
Sur les cinq pierres, le centre O du disque est sur la barre horizontale du H; il y est nettement indiqué.

La stèle n°5 apparaît à nouveau franchement isolée par les faits suivants : on observe une mise en symétrie des trois lettres IHS, qui s'inscrit dans le courant illustré dans un travail précédent (Duvert, 1977- deuxième partie). Les lettres S sont identiques aux éléments de la bordure. La barre horizontale du H n'est pas au centre du disque. La région O n'est pas nettement indiquée. Au-dessus du bras horizontal de la croix se trouvent deux structures circulaires, éléments courants à Jatxou.
3. — Socle
Cette partie manque sur les pierres 5 et 6.
N° 2: aucune décoration.
N° 1: chaque face porte une fleur de lys, une à l'endroit, une à l'envers dans un cartouche respectivement rectangulaire et cruciforme.
Nos3 et 4 : sur une face figure la même date (1597), sur l'autre une fleur de lys.

4. — Dimensions
Elles présentent une certaine hétérogénéité. A titre d'exemple, voici des valeurs moyennes (elles ne peuvent être entières avec notre système métrique):
STELES
I
II
III
IV
V
VI
Diamètre du disque
34 - 34,5
43
52 - 52,5
45 - 45,5
45 - 45,5
44,5
Largeur du col (sans moulure)
16,5
18,5 - 19
24 - 24,5
21 - 21,5
?
20
Diamètre de la région centrale (disque moins bordure)
17,5 - 18
20 - 20,5 et 23 - 23,5
30
26
28,5 - 29 et 27 - 27,5
26,5
Epaisseur
11,5 - 12,5
14 - 15
17 - 17,5
16 - 16,5
15,5
14,5 - 15

En dépit de ces valeurs diverses, ces œuvres témoignent d'une certaine recherche d'harmonie: le rapport diamètre du disque/ largeur du col a des valeurs comprises entre 2 et 2,3, de même le rapport diamètre du disque/diamètre de l'anneau isolant la région centrale de la bordure a des valeurs comprises entre 1,6 et 1,8. Tout se passe donc comme si le diamètre du disque (et plus précisément le rayon) a servi de repère pour structurer l'espace. A ce titre la pierre n°1 est très significative (col et région centrale ont respectivement une largeur et un diamètre «identiques» au rayon du disque).
Remarquons enfin un fait très intéressant. Les pierres nos3 et 4 qui sont tout-à-fait identiques ne possèdent pas les mêmes dimensions.
Ces résultats sont exprimés de manière un peu différente dans le schéma ci-dessous, où nous avons montré les relations entre le diamètre du disque et d'une part la largeur du col (Ο), d'autre part le diamètre de la région centrale (Δ)- Sur chaque point figure le numéro de la stèle correspondante. On note que les stèles 2, 4, 5, 6 sont relativement groupées et semblent ainsi former un ensemble homogène, alors que les stèles 1 et 3 apparaissent isolées et très différentes l'une de l'autre. Or, la stèle 5 est tout-à-fait étrangère aux autres stèles (voir plus bas) alors que la n°3 est identique à la n°4. Nous voyons donc combien il est dangereux d'établir des parentés entre des œuvres en tenant compte de leurs dimensions.

5. — Considérations esthétiques
Par sa lourdeur, la stèle n°5 se détache nettement des autres. En outre, elle est tout-à-fait dans l'esprit des œuvres de Jatxou (mise en symétrie des. trois lettres IHS, éléments circulaires au-dessus de la croix).
Les cinq autres œuvres sont homogènes, nous pensons pouvoir les attribuer à un même maître. Elles présentent un effort indéniable pour varier quelque peu l'effet obtenu et éviter ainsi de sombrer dans la monotonie :
Subtilités dans la bordure voire conception variée (les angles, aigus de la face datée de la 2 contrastent vivement avec les légères ondulations très élégantes des autres modèles). Remarquons que cette bordure formée de S est une belle trouvaille, elle fait courir la lumière tout autour de la bordure.
Traitement varié de la région centrale où l'on trouve soit le monogramme, soit la date (ce dernier cas est peu courant).
Au niveau des socles, le traitement est aussi varié.
Les pierres sont chanfreinées à des degrés variables.

Seules les pierres 3 et 4, faites la même année (dans la mesure où la date indique bien l'année de la confection du monument, ce qui reste à prouver), sont identiques (leurs dimensions ne sont pas identiques).
Soulignons la belle exécution de l'ensemble et l'élégance du graphisme.
Remarquons enfin un procédé très efficace. La construction à base de lignes droites de la région centrale (monogramme) fait contraster cette dernière avec la délicate sensualité de la bordure, toute en ondulations et en mouvement. Cette conception plastique de l'espace définit très nettement bordure/région centrale, en faisant dialoguer la ligne droite et l'arabesque... le soleil fait le reste, et cela, le maître le savait3.
Il ne faut pas perdre de vue qu'une stèle n'est «présente» que grâce au soleil. Quand celui-ci est face à la pierre, il écrase les reliefs; quand il éclaire la face opposée, on ne voit pas grand chose. Par contre, quand il est rasant, il la fait ressortir avec éclat. Les maîtres sculptaient leurs œuvres en fonction du soleil et avec son aide. La stèle est une surface offerte au soleil, celui-ci a pour but de la faire vivre.

CONCLUSION
Compte tenu du regroupement géographique des œuvres 1, 2, 3, 4, 6 et de leur unité de «style», nous les attribuons à un même maître. Une étude technique sur la taille de la pierre devrait confirmer ce fait, pensons-nous.
Nous venons de le voir, ce maître n'est pas dépourvu d'une grâce certaine, c'est un créateur subtil, sensuel. Il nous semble qu'il ne pouvait être que labourdin (il n'a rien de la robustesse un peu lourde du Bas-Navarrais encore moins de la plastique du Souletin). Où sont ses sources d'inspiration? Nous ne connaissons aucune œuvre semblable aux siennes. En outre, il nous semble bien être de son temps, de cette aube du XVIIe siècle qui a produit un art gracieux certes mais passablement superficiel, évoluant vers un agréable bavardage de plus en plus copieux et vain.
Notons qu'entre 1597 (où il sembla s'orienter vers une production en série, voir nos3 et 4) et 1599, ce maître, tout en restant fidèle à lui-même, a sensiblement évolué (voir le surprenant rayonnement violent de la face datée 1599). En l'espace de deux ans, cet homme a donc sensiblement diversifié sa production. Notons que dans ce court laps de temps, ce maître a produit des œuvres qui, tant par leurs dimensions que par leurs contenus, ne sont pas strictement identiques. On a trop souvent considéré ces maîtres comme étant des copieurs répétant sans cesse des modèles figés ! C'est loin d'être la règle.
Quelle fut la postérité de ce maître ? Peut-être le créateur de la pierre n°5? Ce dernier est bien enraciné dans l'art funéraire de Jatxou, il en possède les manières (voir plus haut). Cependant il n'a pas la grâce de son «modèle», il domine moins les rythmes (sa bordure est lourde, la lumière n'y court pas); il montre quelque embarras dans la structuration de l'espace (sur l'une des faces de son œuvre le dessin de la lettre H est insuffisant). Mais ce maître fut-il le fils du précédent, ou son père? Son élève? Un simple imitateur? Quoi qu'il en soit, il existe un lien entre les deux hommes.
Signalons pour terminer qu'il existe d'autres maîtres communs non seulement à Halsou et Jatxou mais aussi à Ustaritz, Larressore, Itxassou, autant de villages voisins.
Espérons que ce travail montrera l'intérêt qu'il y a à sauver ce patrimoine qui dort dans nos campagnes4. Cet art vaut bien celui de la cour de Versailles et il a le mérite d'être enraciné dans notre passé... il fait partie de nous-mêmes.

1. Ainsi les stèles discoïdales (en tant que monuments) sont particulièrement bien représentées en Aquitaine, de l'embouchure de la Garonne aux Hautes-Pyrénées, et au sud de la chaîne, territoire sur lequel s'est étendue la civilisation basque (Allières, 1977).
2. Dans l'inventaire des monuments historiques, elles portent les numéros suivants : Jatxou, nos 23-29-38-46-52 et Halsou n° 46.
3. Il y a des gens qui se permettent de dire que de tels maîtres ne sont pas des créateurs.
4. Et de le conserver sur place.


BIBLIOGRAPHIE
ALLIERES (J.). — Les Basques, Presses universitaires de France. Que sais-je ? n° 1668, 128 p., 1977.
BARANDIARAN (J.-M. de). — Estelas funerarias del País Vasco (zona norte), Ed. Txertoa, San Sebastián, 1970, 212 p.
COLAS (L.). La tombe basque. Recueil d'inscriptions funéraires et domestiques du Pays Basque français. 1906-1924, Foltzer et Champion, Bayonne et Paris, 1924, 404 p.
DUVERT (M.). — Contribution à l'étude de la stèle discoïdale basque, Bulletin du Musée Basque, Bayonne, 1976, nos 71 et 72.
DUVERT (M.). — Contribution à l'étude des monuments funéraires du Pays Basque, Bulletin du Musée Basque, Bayonne, n° 77, p. 105-124, p. 125-144.
FRANKOWSKI (E.). — Estelas discoideas de la península iberica, Madrid, 1920, 192 p.
LETRONE (L.). — Intervention de A. de Montaiglon, Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France. Séance du 17-2-1878, 1879, p. 289-292.
O'SHEA (H.). — La tombe basque. Veuve Lescudé librairie éditeur, Pau, 1889, 78 p.
UCLA (P.). — Les stèles discoïdales, 1977.
VEYRIN (P.). — L'art au Pays Basque, Horizons de France, 1964, p. 81-137. Systématisation des motifs utilisés dans la décoration populaire basque, Ed. La gran enciclopedia vasca, Bilbao, tome II, p. 494-528.

Stèle 1 : relevé A. Pustetto ; 3 : M. Duvert.
Je remercie Mme Macicior qui a dactylographié le manuscrit.

Iruzkinak

Blog honetako argitalpen ezagunak

Michel Duvert, Les stèles discoïdales basques. Marcel Etchehandy: Renouveau du cimetière basque

Gizonarriak Baionako euskal erakustokian, Barandiaran Stèles et rites funéraires au Pays Basque

Lauburu: Harriak iguzkitan 1-6