Michel Duvert: Monuments funéraires peints

Les monuments funéraires peints

en Euskadi-Nord

Etude ethnographique

Michel Duvert
Lauburu, Eusko Ikaskuntza
Paru dans Signalisation de sépultures et stèles discoïdales V-XIXe siècle,
Actes des journées de Carcassonne, 1990, CAMI.

Un nombre important de monuments funéraires est peint dans des villages du Pays Basque nord. Cette observation soulève certains problèmes que nous allons examiner. Vue sous l'angle ethnographique, cette observation nous conduit à situer le monument dans le cadre plus général de la sépulture ainsi que dans le temps, plus précisément, dans des durées. En effet, la structure de la tombe traditionnelle basque oscille entre deux pôles.
L'un exprime une «relative permanence». C'est le cimetière de la maison (jarleku dans l'église, et hil-harriak au dehors) et les monuments funéraires associés que l'on peut rénover. C'est aussi l'imagerie sculptée sur ces monuments et qui peut être renouvelée selon des modalités et des rythmes propres (Duvert, 1986).
L'autre appartient à «l'éphémère». Il s'agit tout d'abord de la structure même de la partie superficielle de la tombe. Elle est en principe «réaménagée» tous les samedis par les femmes, et plus radicalement pour les premières messes anniversaires et les jours de Toussaint. Ces interventions donnent parfois lieu à de véritables constructions. Ainsi en Soule, au début de ce siècle, d'une façon générale ; la surface de la tombe était périodiquement fleurie et modelée de dessins faits au râteau, avec de petits cailloux... C'était là un travail de jeune fille ou d'enfant. Des pratiques semblables existent encore à des degrés divers. En dehors de ces pratiques liées à la mémoire, il y en a d'autres liées au rite: gerbes et crucifix de marbre, respectivement offertes et acheté au moment de la mort, sont fixés sur les monuments (fig. 11-12). D'autres éléments sont plus permanents tel le massif de saxifrage, souvent planté au pied du monument, dans les trois provinces. Il y a enfin la peinture des monuments, régulièrement renouvelée.
Fig. 11: Aldude, 1983

Fig. 12: Landibarren, San Martin auzoa, 1980
La tombe, et donc le monument, s'inscrit dans cette mouvance. Ce dernier est le signal dressé, debout, d'un ensemble construit qui est continuellement remodelé. Dans le milieu traditionnel cet ensemble fragile, éphémère, disparaissait parmi la verdure et les couleurs, dans un paysage changeant où le monument funéraire lui-même ne vivait que par le soleil (Duvert, 1981); paysage aux couleurs variées, chargé de senteurs et parcouru de chants d'oiseaux. Ainsi témoignent les voyageurs de la fin du siècle dernier et du début du nôtre.

DONNÉES BIBLIOGRAPHIQUES
Colas et Veyrin avaient attiré l'attention sur le fait que les monuments récents (XIX-XXe siècles) pouvaient être peints en noir et blanc. Ce dernier auteur voyait, dans l'utilisation de la peinture, le terme d'une évolution: «Vers le début du XIXe siècle, ce robuste style s'amenuise. Peu à peu, les motifs deviendront à la fois plus mièvres et plus compliqués: l'épaisseur sans cesse décroissante du champlevage dissimulera, grâce à la peinture noire sur fond blanc, l'indigence de son exécution» (Veyrin, 1955). La collection de photographies de cet auteur, actuellement à l'université basque de Reno (Nevada) et portée aimablement à la connaissance de l'association Lauburu, montre un bon nombre de monuments funéraires anciens dans des cimetières, dans les années 1940-1950; beaucoup de ces monuments sont effectivement peints. Philippe Veyrin en reproduira dans quelques travaux (en particulier en 1955 et 1964). Cette riche documentation photographique de même les illustrations d'ouvrages plus anciens, montrent, ce que nous pouvons confirmer de nos jours.
Des oeuvres en pierre sculptée sont peintes de plusieurs couleurs: linteau de porte et de fenêtre, haustegi devant de cendrier), des plaques de cheminées, des stèles discoïdales, de rares tabulaires, des croix en pierre en bois et en fer, des plate-tombes (fig.1).
Fig. 1: Irulegin, Agerria etxea, 1971, polychromie sur un linteau.
Il existait des imageries exclusivement peintes, en particulier sur les portes de maisons ou les montants (fig.2), Passemard (1919) a étudié beaucoup de ces signes.
Fig. 2: Duzunaritzen, ate bat, 1984.

Bien des œuvres de pierre étaient peintes par le passé (que l'on song aux églises romanes et gothiques), y compris des monuments funéraires. Les discoïdales ont pu être peintes hors du Pays Basque (voir en particulier J. et F.K. Azzola, 1972).
En marge de ce thème, signalons deux données: des sculptures de bois peuvent être mises en valeur par de la peinture, comme dans des galeries d'église; des sculptures de bois, sur des maisons peuvent être polychromes et des meubles peuvent être peints (Baroja, 1974, p.44-56-57...).
Un témoin me signale qu'en Lantabat les «dessins» des discoïdales étaient, autrefois (jusqu'à l'entre-deux-guerres), soulignés par des structures en fer forgé, plaquées contre les pierres (qui possèdent encore de nombreuses trace de rouille, comme j'ai pu le vérifier).
Cet ensemble de données nous incite à penser que la sculpture des imageries n'est qu'un des éléments de la construction, ou de l'élaboration, des «espaces funéraires» (Etchezaharreta, 1984).

I — TYPES DE MONUMENTS FUNÉRAIRES PEINTS
Les croix de fonte sont rarement peintes, ou alors elles le sont en noir avec des parties dorées et argentées.
Les croix de fer sont rarement peintes, sauf celles qui signalent les tombes de petits enfants ; elles sont alors peintes en blanc.
Les stèles tabulaires sont très rarement peintes.
Les plate-tombes ne sont guère peintes actuellement. Les fig. 4 et 5 montrent des exemples à Lantabat.
Fig. 4: Landibarren, San Martin auzoan, 1980.

Fig. 5: Landibarren, San Martin auzoa, 1980.
Les croix étaient régulièrement peintes en Basse-Navarre, surtout en Garazi ; elles le sont moins de nos jours (fig. 3 à 15). Des croix labourdines anciennes, conservées sous des porches, ont encore des traces nettes de peinture. En Soule, la peinture semble avoir été exceptionnelle.
les discoïdales sont peintes surtout en Basse-Navarre, plus rarement en Labourd et très exceptionnellement en Soule. Les discoïdales navarraises peintes sont rares de nos jours (fig. 3) ; elles étaient bien plus nombreuses à l'entrée du siècle.
Fig. 3: Heleta, 2018an.

Irulegi, 2018an.

Fig. 8, Sarrikotan, 1983.

Fig. 10: Lekunberri, 1986.

Fig. 9: Aldude, 1983.

Fig. 11: Alduden, 1983.

Fig. 12: Landibarren, 1980.

Fig. 14: Landibarren, San Martin auzoa, 1980.

Fig. 6 et 7: Irulegin, 2018. Itzulpena: "Pierre tombale d'Arretxebehere, un jour je dois ressusciter, 1856".



II — LES COULEURS
De nos jours deux couleurs dominent : le noir et le blanc ; elles ont même l'exclusivité. Autrefois il n'en était pas de même et sous des couches récentes écaillées, ou sur des monuments conservés sous des porches, on voit une riche palette : des bleus (de type bleu de cobalt), des verts (type vert émeraude), ocre jaune, brun-rouge, blanc et noir. Je n'ai jamais vu de rouge, ce qui n'est peut-être pas fortuit. Dans quelques cas l'imagerie sculptée est peinte et le fond du monument est laissé à la couleur naturelle de la pierre (c'est souvent le cas des croix bas-navarraises qui sont surtout en grès rouge, lorsqu'elles ont les bords très festonnés ; ces pierres sont plus anciennes que celles qui ont des bords «droits» fig. 4 et 5 ces dernières se répandent à partir des années 1930-1950).
Fig. 4 et 5: Landibarren, San Martin auzoa, 1980.



III — LA PEINTURE
Les monuments sont rarement monochromes; ainsi, en Labourd, des stèles sont souvent passées à la chaux. En général, c'est la polychromie qui domine. Un même motif peut être peint d'une couleur, à une occasion et d'une autre pour une autre occasion. Sur un monument donné, seuls certains éléments de l'imagerie peuvent être peints, les autres sont traités comme le reste du monument.
Les deux faces d'un monument ne sont pas nécessairement peintes des mêmes couleurs. Ainsi, sur une croix bas-navarraise, les inscriptions peuvent être peintes en blanc sur une face, et sur l'autre, la croix sculptée peut être peinte en noir.
Des éléments de l'imagerie peuvent être polychromes (fig. 15: ostensoir et sous la traverse).
Fig. 15: Buztintzen, 1986.

La tranche des monuments peut être peinte. La figure 15 montre une façon de faire qui devait être générale en Garazi à l'entrée du siècle.
Il y a parfois des polychromies complexes. Ici, fig. 15, seule la partie supérieure de la croix est peinte en blanc, le reste n'est pas peint. L'imagerie est peinte en noir et ocre (grisé sur le dessin) sur la partie supérieure et en blanc pour le reste. «De profundis» n'est pas peint. La tranche est peinte en noir et blanc.
IV — RAPPORTS PEINTURE-SCULPTURE, PEINTURE-MONUMENT
Ils seront illustrés par quelques exemples jugés caractéristiques.
La peinture ne respecte pas l'intégrité de l'imagerie sculptée : l'imagerie est trop complexe pour le peintre (comparer fig. 6 et 7) et des éléments de l'imagerie sont délibérément «oubliés» (fig. 8 flèche).
Fig. 6: Irulegin, 2018an.

Fig. 7: Irulegin.

Fig. 8: Sarrikota, 1983.
La peinture accuse la polarité du monument : la face tournée vers la tombe a des inscriptions (fig. 11), l'autre en est dépourvue (fig. 9).
Fig. 9: Aldude, 1983an.

Fig. 10: Lekunberrin, 1986.
Fig. 11: Aldude, 1983an.
Alors que le monument est peint entièrement, aucune peinture ne met en valeur une inscription. Seules sont peintes les imageries. Sur l'exemple retenu (fig. 10), cette imagerie est banale, elle se répand à la fin du XIXe siècle et recouvre les imageries des époques précédentes. Ces monuments sont donc anépigraphes, mais ils signalent des tombes connues de tous, qui ne sont nullement abandonnées.
Le monument est entièrement peint en blanc (fig. 11 croix au second plan). Des discoïdales labourdines sont dans ce cas. Ici, aucune imagerie, aucune inscription pour des tombes connues de tous et régulièrement entretenues.
La peinture est peut-être utilisée comme pour masquer un réemploi (fig. 12 flèche).
Fig. 12: Landibarren, San Martin auzoan, 1983.
Fig. 13: Buztintzen, 1986.

Fig. 14: Landibarren, San Martin auzoan, 1980.
La peinture peut être utilisée pour compléter l'imagerie sculptée (fig. 13 flèches), comme si cette dernière n'était qu'une proposition n'ayant en aucun cas un caractère achevé.
Enfin, des monuments récents (fig. 14), ou de la première moitié de ce siècle, (fig. 4, les deux croix de droite; fig. 5 croix de droite), sont uniquement peints. Il n'y a aucune sculpture sur ces pierres. Par ailleurs, l'imagerie peinte a une réelle originalité (même si elle est pauvre dans le cas présent) par rapport à celles rencontrées dans les autres formes de notre art.
Fig. 4: Landibarren, San Martin auzoan, 1980.

Fig. 5: Landibarren, San Martin auzoan, 1980.

V — QUI PEINT LES MONUMENTS FUNÉRAIRES?
Quand ce ne sont pas les familles qui font ce travail, en, particulier pour la Toussaint, ce sont les maçons (hargina edo harripikatzale, maçon au sens strict ou tailleur de pierre). Ces derniers disaient parfois qu'ils mettaient des «produits» dans la peinture pour qu'elle «tienne mieux». Comme s'ils voulaient s'assurer la «mainmise sur ce marché» ou comme s'ils voulaient continuer une ancienne tradition. Mais, en règle générale, les gens faisaient appel à eux pour le «blanchiment» (xuritzea) des monuments funéraires, comme me l'indique madame Yruritagoyena, dont le père, appelé Patxola (photographié dans un article de Veyrin), était harripikazale à Sare, jusqu'en 1956.
Cette tradition vit encore chez les Bas-Navarrais. Elle est inconnue en Soule.

CONCLUSION
Au terme de cette étude, nous pouvons faire un certain nombre de propositions.
Peinture et sculpture peuvent cohabiter.
Les monuments sculptés et peints ne sont pas répandus de façon uniforme, dans les trois provinces, à l'entrée du siècle. Dès cette époque, la peinture des œuvres en pierre semblait inconnue en Soule, peu fréquente (?) en Labourd, alors que c'était une pratique courante en Basse-Navarre (au moins en Garazi).
Il existe des monuments uniquement peints.
Lorsqu'elle est peinte, l'imagerie peut ne l'être que partiellement; elle peut être également polychrome. Imageries peintes et sculptées peuvent ne pas être superposables.
Cet ensemble de faits suggère qu'il a pu exister une dynamique interne dans ce pays, qui a pu présider à des évolutions d'imageries ou de systèmes de représentations (c'est à dire du langage propre à ces monuments). Les figures 8 et 13 sont, en ce sens, très parlantes. Elles suggèrent que l'imagerie sculptée n'a pas de caractère définitif; qu'elle est un facteur d'instabilité qui tolère et accompagne des variations. Tout se passe comme si un va et vient existait entre pratique de la peinture et pratique de la sculpture. Depuis quand cette façon de faire existait? A mon avis, elle est antérieure au XIXe siècle. Constituait-elle une règle? On ne peut rien dire à ce sujet; l'exemple souletin incite à la prudence.
Cette hypothèse n'exclut nullement celle de Veyrin; cette dernière demande à être formulée différemment en disant, que des deux partenaires, c'est la sculpture qui aurait peu à peu quitté le monde de la tombe. La validité de cette hypothèse reste à établir; rien ne dit à priori qu'il faille voir ici un terme dans une évolution.


BILIOGRAPHIE
AZZOLA, (J. et F.), Mittelalterliche scheibenkreuz-grabsteine in Hessen, Hessische Forschugen, Heft 10 (1972), 178 p.
CARO BAROJA (J.), De la vida rural vasca, Estudios vascos IV (1974), Ed. Txertoa, 368 p.
DUVERT (M.), Etude d'un groupe de stèles discoïdales du XVIIe siècle en Amikuze (Basse-Navarre), Cuadernos de Etnología y Etnografía de Navarra, n°37 (1981), pp. 183-212.
DUVERT (M.), Contribution à l'étude des stèles discoïdales basques dans la Navarre d'Ultra-puertos, 1985, Cuadernos de Etnología y Etnografía de Navarra, n°46 (1985), pp. 145-200.
ETCHEZAHARRETA (L.), Evolution du monument funéraire basque des XIXe et XXe siècles. Essai de description et d'interprétation de cette évolution à partir d'observations effectuées dans l'Ostibarre. Notion d'espace funéraire, 1984, Hil Harriak, Actes du colloque international sur la stèle discoïdale, Musée Basque-Bayonne, pp. 257-272.
VEYRIN (P.), Les Basques, 1955, Ed. Arthaud, 340 p.
VEYRIN (P.), L'Art au Pays Basque, in Pays Basque, Ed. Horizons de France, 1964, pp. 82-137.
PASSEMARD (E.), Les signes cruciformes et les points des maisons basques, Bulletin de la Société Bayonnaise d'Études Régionales, n°6 (1919), pp. 55-62.

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