Lucien Exezaharreta: Evolution des monuments funéraires aux XIXe et XXe siècles

Evolution du monument funéraire 

basque des XIX et XXe siècle

Essai de description et d'interprétation de
cette évolution à partir d'observations 
effectuées dans l'Ostibarre.
Notion d'espace funéraire.

Lucien Etxezaharreta

Hil harriak, Actes du colloque international sur la stèle discoïdale,
Bayonne, 8-18 juillet 1982, Société des amis du Musée Basque, 1984


I INTRODUCTION: L'ÉVOLUTION DU MONUMENT FUNÉRAIRE.
Dans un Congrès traitant de la stèle discoïdale, production datant au Pays Basque des XVI et XVIIe siècles, il nous a semblé que l'examen de l'évolution des monuments funéraires des XIX et XXe siècles apporte des éléments de réflexion assez importants sur l'évolution du monument funéraire basque dans son ensemble.
Lorsqu'on se livre à une description minutieuse d'un cimetière (actuel), l'uniformité due à la présence des caveaux n'est qu'apparente : la rupture avec les anciens monuments n'est pas certaine. Opposer l'art dépouillé, abstrait, de la stèle discoïdale basque des XVI et XVIIe siècles aux caveaux en granit, est une erreur. Bien sûr, l'affirmation du monde mental archaïque n'est plus aussi évidente, mais il y a une certaine continuité.

1 — L'insertion du monument funéraire dans son contexte
De même qu'il est vain de vouloir comprendre une église romane à partir de son état de 1983, il est insuffisant d'étudier la stèle discoïdale dans l'état où nous la trouvons actuellement. Les églises romanes avaient un aspect différent de celui de nos jours: nombreuses peintures, fresques, encombrement d'objets que nous ne soupçonnons guère. De même, le contexte dépouillé de la stèle discoïdale, que suggère son abstraction, est une vision fausse de la réalité du XVIe siècle.
Les conclusions auxquelles nous parvenons, lorsque la stèle est étudiée en tant qu'objet, sont limitées le plus souvent à des considérations d'ordre plastique. Il n'est plus à démontrer aujourd'hui que, pour pouvoir la comprendre, l'insertion de la stèle dans son contexte social, culturel et affectif est nécessaire. Les aspects ethnographiques de ces insertions devraient nous renseigner sur la perception du monument funéraire. Beaucoup reste à faire car peu d'études systématiques ont été menées en Pays Basque Nord.
Si l'insertion du monument funéraire dans son contexte est impossible pour les siècles passés, du moins les observations actuelles sont possibles.

Photo 1 : un ensemble funéraire à Ibarolle, espace clos et organisé. Le souci d'organisation de l'espace apparaît. Un muret délimite sur trois côtés la surface de la tombe qui est recouverte de cailloux blancs et noirs. On note, dans la diversité des objets, qu'une symétrie stricte a été observée (axe de symétrie défini par un segment perpendiculaire au pied de la croix). Les deux croix de marbre sont posées contre le fronton où sont inscrits des noms de défunts. Les inscriptions sont exclusivement en français, or, dans ce village, tout le monde parle basque: le monument funéraire basque est aussi témoin du phénomène de diglossie que subit la communauté bascophone.

2 — Evolution différenciée et cohabitation
Les stèles en bois, les croix en fer ou en bois ont disparu plus vite que les œuvres de pierre. Ce type de monument ne rentre pas dans les analyses habituelles. De plus, pour une même aire géographique, il y a eu apparition, apogée puis disparition d'éléments divers, comme dans toute construction culturelle.
En même temps que ce jeu d'apparition-disparition, comme dans toute évolution, une différenciation s'est opérée (par exemple selon le lieu, la date ou le type de monument). Du fait de cette évolution différenciée, la description de la cohabitation actuelle et des diverses juxtapositions peut donner des indications sur les états antérieurs des cimetières. C'est une hypothèse raisonnable qui peut nous amener à connaître des éléments de réponse à la question importante : comment sont apparues, se sont développées puis ont disparu les stèles discoïdales?
Beaucoup de ces stèles ont survécu jusqu'à nos jours, dans des cimetières, ce qui prouve que dans la conceptualisation populaire, ces objets restaient des monuments funéraires. Elles ont cohabité avec d'autres monuments et ont donc participé par diverses inductions à leur évolution.
Les cultures, les modes de production, connaissent souvent des ruptures, mais il y a toujours permanence de certaines propriétés. Les changements d'états des ensembles funéraires basques posent, du fait de cette cohabitation, la question de l'influence de la stèle sur cette évolution. Il nous a paru intéressant de poser l'hypothèse de cette permanence et d'essayer d'en dégager quelques structures principales.

II — APPROCHE DU PROBLÈME

1 — Une méthode
Nous nous proposons de poser des jalons d'analyse et d'interprétation de l'évolution du monument funéraire en prenant pour exemple des cimetières de l'Ostibarre (Basse Navarre).
Figure 1: types de monuments funéraires
Le caveau (C), surmonté d'une croix (Cx) ou d'un fronton (F) se rencontre souvent. Le muret (M) entourant un espace avec du gravier (G) est également fréquent. Les croix «bas-navarraises» (CxBN) ont disparu. Les inscriptions (I) figurent soit sur les croix, soit sur les frontons.
Dans la zone observée, les cimetières sont aujourd'hui des ensembles hétérogènes. Il y est cependant relativement facile de repérer une évolution lors des XIX et XXe siècles.
Avant de traiter d'évolution, il faut faire la description des monuments et pour cela définir une typologie.
Pour simplifier, nous n'avons pas traité des objets déposés sur les tombes. Leur importance est cependant considérable et mériterait une étude particulière (qui commencerait là aussi par une typologie). Dans la photographie (1), par exemple, les objets disposés sur les tombes permettent d'affirmer qu'il y a structuration de l'espace funéraire.
Après une description qui sera résumée dans des tableaux, nous nous proposons d'effectuer une analyse des résultats que nous relierons à quelques notations relatives à l'évolution des rites funéraires.

2 — Types et descriptions des monuments funéraires
Dans la zone observée, certains types de monuments funéraires se rencontrent souvent : les croix et caveaux.
Parmi les croix, on distingue les «croix bas-navarraises» (CxBN), caractérisées par leur pied qui s'élargit en formes courbes. Elles se sont répandues au XIXe siècle sous l'influence d'ateliers de marbriers. On pourrait la qualifier d'intersection particulière entre le monde circulaire de la stèle et celui rectiligne de la croix. Les croix du XVIIIe, de la fin du XIXe et du XXe siècles, sont dépourvues de ces courbures. Ces croix sont reléguées, au même titre que les stèles discoïdales restantes, à un rôle secondaire dans l'ensemble funéraire. Utilisées seules, elles ne figurent que dans les tombes abandonnées. Avec d'autres ensembles (croix+tumuli), ce sont, dans les cimetières actuels, les ensembles les plus anciens.
Le matériau utilisé est la pierre (du calcaire dur de la région, et plus récemment du marbre ou du granité provenant d'assez loin). Le bois et le fer sont utilisés pour les croix (voir photo 4) mais exceptionnellement.
La peinture qui fut beaucoup utilisée fin XIXe et début XXe siècles, l'est rarement aujourd'hui, mais c'est encore une peinture blanche ou noire. Les inscriptions des XIXe et XXe siècles sont toujours gravées. On voit apparaître de nos jours des dorures (sur les inscriptions gravées).
Dans cette région, un ensemble funéraire se détache également: il contient un «fronton», souvent surélevé d'une croix. Un muret entoure une surface rectangulaire contenant du gravier (noir et blanc en général).
Il est difficile de savoir avec exactitude les dates des transformations des éléments de l'espace funéraire: celles-ci ne sont pas toujours simultanées. Le seul élément daté (la croix gravée ou dalle de caveau) comporte beaucoup d'oublis et la date gravée du décès le plus ancien (qui serait alors la date de création de la croix) est presque toujours fausse car on grave souvent sur la croix les noms de défunts précédemment enterrés. Pour les caveaux, nous avons fait trois groupes (antérieur à 1920, entre 1920 et 1970, postérieur à 1970).
Il convient de noter aussi la disparition des arbustes plantés autrefois contre les croix, (du buis surtout). Il en reste encore à Ibarolle ou Arhansus mais les allées de gravier et les caveaux les font peu à peu disparaître.

Photo 2 : Transformations des cimetières, caveaux à Saint-Just-Ibarre.
Ces deux employés d'une marbrerie de Saint-Jean-Pied-de-Port terminent l'installation d'un caveau et posent une dalle en granit poli (d'Afrique du Sud!). Sur ce cliché, outre les techniques de transport et d'installation des dalles, nous notons le foisonnement des caveaux. La dernière génération de caveaux ne comporte plus de croix posée sur un fronton (comme au premier plan où l'on note aussi la présence de gravier blanc et noir) mais le plus souvent une croix gravée et le nom de la famille (ici en basque). Pour expliquer la présence de si nombreux caveaux en granité qui sont fort coûteux, il convient de noter les aides financières nouvelles aux personnes âgées (indemnités viagères de départ, retraites), le rôle des marbriers (uniformisation, création de «modes»). Il ne faut pas oublier que pour beaucoup de gens, ce type de caveau est aussi une promotion sociale…
III — ÉVOLUTION DES MONUMENTS FUNÉRAIRES

1 — L'exemple de la commune de Larceveau-Arros-Cibits
La commune dite de «Larceveau» regroupe en réalité plusieurs quartiers dont trois possédaient un cimetière: Larceveau (le bourg actuel), Cibits et Arros dont le cimetière est abandonné depuis 1840 environ. Ce dernier était enfoui sous les ronces et les feuillages jusqu'en 1980; c'est peut-être pour cela qu'il a conservé ses tombes anciennes (sauf la plupart des stèles discoïdales «descendues» vers 1950 dans le cimetière de Larceveau). Le cimetière de Cibits est ancien et a connu une évolution continue. Celui de Larceveau est récent et il se trouve dans le bourg qui est un petit pôle d'urbanisation.
Nous avons là une situation intéressante à observer:
Arros: image figée d'un cimetière en 1840.
Cibits: ensemble résultant d'une évolution continue avec, la cohabitation de formes anciennes et modernes.
Larceveau: ensemble le plus récent.
Le tableau suivant résume nos principales observations :

ARROS
CIBITS
LARCEVEAU
Nombre de stèles discoïdales
5 + une vingtaine enlevées vers 1950
16
15 provenant d'Arros
Nombre de dalles (plates-tombes)
1 (1739)
10 (du XIXe s., sous le porche)
13 (du XIXe s., porche + entrée ouest)
Nombre de croix utilisées seules
total
17 (3 du XVIIe, 12 du XVIIIe)
15
16
de type BN
2
4
3
Nombre de caveaux
avant 1920
0
0
14
1920-1970
0
7
12
après 1970
0
4
8
total caveaux
0
11
34
Nombre mon. fun. à fronton
total
0
27
31
à fronton sur cav.
0
10
23
à fronton + muret
0
16
9
Nombre mon. fun.
avec muret
0
23
14
avec gravier
?
23
16
Nombre de mon. funéraires «en usage»
0
31
57
Ces trois cimetières comportent des différences visibles.
Le cimetière abandonné d'Arros : 56 % de stèles, 44 % de croix. Nous avons là le portrait d'un cimetière des environs de 1840. On note également l'absence de murets. De nombreux pieds de buis formaient une végétation dense. On remarque également la présence de «groupes funéraires» signalés dans quelques cas par des croix portant un même nom de maison. Ce sont les hil harriak, ensembles funéraires groupant plusieurs monuments funéraires attachés à une maison.
Le cimetière de Cibits (d'origine ancienne et toujours en usage) est caractérisé par une grande variété. Les stèles sont restées pour la plupart dans le cimetière et leur signification de monument funéraire est évidente. On trouve un nombre important de monuments à fronton avec inscriptions (27) ; parmi ceux-ci 17 ne comportent pas de caveau. L'espace funéraire est délimité par un muret dans 23 cas et chaque fois il y a présence de gravier (blanc et noir sauf dans un cas). Les caveaux introduits depuis peu (4 sur 11 sont des années 70 à 80).
Ce cimetière est marqué par la cohabitation d'éléments différents. Mais on notera que 50 % des monuments en usage possèdent un fronton à inscription et que 74 % des ensembles funéraires possèdent un muret périphérique.
Là où il n'y a pas de caveau, des tumuli se forment à chaque ensevelissement et, d'une manière générale, il y a place pour trois tumuli dans chaque ensemble.
Il reste peu de croix de type «bas navarrais». Nombreuses au début du siècle, elles ont été remplacées par les nouveaux monuments.
Le cimetière du bourg de Larceveau est caractérisé par l'absence de stèles (celles que l'on voit proviennent d'Arros et servent de «décoration funéraire») et le nombre important de caveaux (34). Parmi ces derniers, beaucoup sont déjà anciens (14 antérieurs à 1920). Ceci montrerait que les caveaux se sont développés d'abord dans les bourgs centraux. Le cimetière est aussi plus «policé» : gravier dans des allées séparées des tombes par des bordures en ciment. Comme à Cibits, les croix seules correspondent à des tombes dont les familles sont parties et qui n'ont donc plus de «rôle fonctionnel».
Là aussi, il est bien évident que l'ensemble (croix+tumulus) n'est plus l'ensemble funéraire utilisé actuellement.

2 — Le cimetière d'Ibarolle
Voisin de la commune de Larceveau-Arros-Cibits, le village d'Ibarolle possède (du point de vue paroissial) 23 maisons et moins de cent habitants (— 50 % en un siècle). Le cimetière est ancien et possède plus d'ensembles funéraires que de maisons car les hil harriak des maisons abandonnées subsistent. Ici aussi, les traces anciennes sont apparentes : des croix du XVIIIe siècle ainsi que quelques stèles discoïdales, trois débris (un marchepied, un disque cassé mis à l'abri et une stèle enterrée).
Sur le même modèle que pour Larceveau-Arros-Cibits, nous avons :

Stèles discoïdales
3
Croix utilisées seules
total
19
type BN
14
Caveaux
avant 1920
0
1920 - 1970
10
après 1970
4
total
14
Monuments à fronton
total
18
à fronton sur caveau
11
à fronton + muret
10
Total monuments
à muret
16
avec gravier
14
Monuments funéraires «en usage»

32

Ici, un nombre important de croix BN (bas-navarraises) subsiste; elles appartiennent presque toutes à des maisons abandonnées.
Comment expliquer la présence des croix BN et l'absence de stèles? On peut penser qu'il y a un siècle, tous les ensembles funéraires étaient «en activité». Les processus d'évolution s'appliquant alors à l'ensemble du cimetière, on a dû y observer la séquence stèle discoïdale-croix-croix BN. Pour la dernière phase de cette évolution continue, croix BN-tombe à muret ou caveau, les maisons s'étant vidées, la phase n'a pu avoir lieu. On aurait ainsi les croix BN survivantes en plus grand nombre.
Pour expliquer la survivance des stèles discoïdales, il faut également faire intervenir des attitudes individuelles de curés, marbriers ou autres qui, par un effet de diffusion ont suscité la destruction de ces monuments.

3 — Essai d'analyse comparative
Sans se livrer à des développements complexes, il est intéressant de partir à la recherche d'indices de différenciation des cimetières. Les évolutions comparées apparaîtront à travers le tableau: en ramenant chaque nombre au pourcentage relatif aux ensembles funéraires, nous avons obtenu :


Larceveau
Cibits
Ibarolle
Ensembles funéraires en usage
100
100
100
Nombre de caveaux
59
35
43
Monuments à fronton
54
87
56
Caveaux à fronton
40
32
37
Monuments à fronton + muret
15
51
32
Monuments à muret et/ou gravier
28
74
50
Croix
28
48
59
Ce tableau fait apparaître des différences nettes dans les fréquences calculées.
Les croix : (en tant que monuments funéraires isolés) sont peu nombreuses à Larceveau (28). Elles sont plus nombreuses dans un cimetière plus «désaffecté» (Ibarolle) (59).
Les caveaux: nombreux à Larceveau (59) et en nombre semblable à Cibits et Ibarolle (35 — 43). Il faut sans doute lier cela au centre d'urbanisation que constitue Larceveau ainsi qu'à son caractère de cimetière plus récent.
Il est intéressant de noter que les caveaux à fronton se rencontrent avec des fréquences voisines (40-32-37).
Les monuments à fronton et muret : peu nombreux à Larceveau, ils caractérisent Cibits. Il en est de même pour les monuments à muret et/ou gravier.
Ce tableau montre l'opposition nette des caractères de Cibits et de Larceveau, entre ceux d'un cimetière ancien et ceux d'un cimetière récent. Ibarolle fait figure de terme moyen. On peut s'essayer à définir un nombre, le «degré d'archaïsme» qui tient compte du nombre de stèles discoïdales et de croix isolées (celles-ci, associées aux tumuli, formant un ensemble funéraire ancien). En faisant le rapport au nombre de monuments funéraires en usage, on obtient successivement :
 Ces trois valeurs font effectivement apparaître un degré plus élevé pour Cibits, une valeur minimum pour Larceveau et une valeur moyenne pour Ibarolle. Ainsi, la présence des monuments funéraires à muret et gravier, ainsi que la fréquence des frontons seraient liées à ce degré d'archaïsme.
4 — Reconstitution approximative d'une évolution diachronique des monuments funéraires
Figure 2 : représentation schématique de l'apparition, au cours du temps, de quelques caractéristiques des monuments funéraires. Les traits pleins représentent les périodes de fabrication du type de monument, les traits en blanc, des périodes d'usage et les traits en pointillé des périodes où le monument n'a plus qu'un rôle marginal («décoration», perte de son importance).

Il manque un élément important à ce tableau: la part relative de chaque mode de sépulture, lorsqu'il y a cohabitation. Il met en relief l'évolution accélérée des XIX et XXe siècles avec une rupture simultanée des modes de sépulture traditionnels (stèles, croix à sculptures, tumuli). Le caveau, s'il est apparu fin XIXe siècle, n'est généralisé que depuis une vingtaine d'années; toutes les formes à tumuli ont donc cohabité jusque là. Le monument à fronton semble être une forme intermédiaire, comme une forme plus organisée de l'ensemble (croix + tumulus).

5 — Autres critères d'évolution
a) le mode de sculpture
La sculpture en champ levé devient, fin XVIIIe siècle, de moins en moins profonde. Au XIXe, elle semble être effectuée par des ateliers de marbriers pour l'essentiel (pour l'Ostibarre, des tailleurs de Saint-Palais ou Saint-Jean-Pied-de-Port). La sculpture en série ainsi que le travail au meilleur coût ont dû favoriser un champ-levage de plus en plus léger.
Parallèlement, l'ingéniosité et la création semblent s'étioler. Le type «croix bas-navarraise», devient le modèle dominant du XIXe siècle, copié et recopié.
Les symboles sont réduits au rang de décorations et vagues frises ; la recette remplace, dans la très grande majorité des cas le travail de création des croix du XVIIIe et a fortiori des stèles antérieures. Le champ-levage disparaît début XIXe et laisse place à la gravure. Peu à peu, jusqu'au début du XXe siècle, les peintures blanche et noire compenseront l'absence de contraste provoquée par une gravure, elle aussi, de plus en plus légère.

b) la pierre utilisée
Jusqu'au début XIXe, les pierres utilisées sont assez diverses : les calcaires locaux, abondants, fournissent le matériau. Beaucoup de pierres schisteuses ont été utilisées et la facilité de leur taille n'a eu d'égale que la rapidité de leur dégradation.
Les ateliers de marbriers, début XIXe, ont non seulement uniformisé les modèles mais aussi les matériaux: les monuments en grès blanc ou rouge se sont répandus. Fin XIXe, les premiers marbres s'installent (dalles des caveaux ainsi que les croix), pierres de prestige sans nul doute. Le marché de la pierre provoque l'arrivée des granits dans les années soixante (granit des Pyrénées, de Bretagne, d'Afrique...). Le ciseau au carbure de tungstène remplace l'ancien ciseau : c'est la fin du XXe siècle.

c) les inscriptions
Avec l'apparition du caveau naît l'inscription «Famille X» ou «X-eko familia». Le nom patronymique est presque toujours remplacé par le nom de la maison. Cet ordonnancement des cimetières est nouveau: auparavant, l'ensemble funéraire ne contenait jamais ce type d'indication administrative. Les habitants du village, à cause de leur fréquentation assidue du cimetière connaissaient parfaitement toutes les localisations.

d) l'espace du cimetière :
Le rôle de la «croix du cimetière» semble disparaître: autour d'elle se construisait le cimetière. Chaque cérémonie (funéraire ou non) comportait une prière ou une halte auprès d'elle. Les allées, bien bordées de ciment (comme à Larceveau) donnent une nouvelle structure au cimetière: c'est désormais un espace compartimenté. Par voie de conséquence l'herbe disparaît.

e) les objets :
Les fleurs plastiques se généralisent. On trouve également des objets sphériques en verre, des plaquettes gravées (presque toujours en français). Des croix de marbre de petites dimensions figurent aussi sur presque toutes les tombes (posées là le jour de l'enterrement).
Certains objets ont une grande signification, en particulier les plaquettes à inscriptions : c'est une rupture dans le monde traditionnel basque où ne figurent jamais d'objets ou symboles rappelant la mort, au travers d'un sentiment exprimé (voir par exemple le «Ce n'est qu'un au-revoir Régine» de la. Photo 1).
Photo 3 : destruction des monuments funéraires, conséquence des transformations des hil harriak. Les caveaux relèguent d'abord contre les murs d'enceinte du cimetière, puis chez les marbriers, puis à la casse les monuments funéraires, sans distinction, dès lors que la famille les abandonne. Il n'y a guère que les stèles discoïdales (à valeur actuellement reconnue) qui y échappent (dans les limites que tout le monde connaît). La croix à droite et celle appuyée à gauche contre le mur contiennent des protubérances caractéristiques de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles. Textes et motifs rayonnants traditionnels sont sculptés en champlevé. Ce cliché à Cibits pourrait être celui de beaucoup de cimetières.

IV — ÉVOLUTION DES RITES FUNÉRAIRES

1 — Le monde traditionnel
Comme cela a été souligné dans l'introduction, pour comprendre le monument funéraire et bien évidemment son évolution, il faut aussi aborder l'évolution des rites funéraires.
En Ostibarre, jusque vers 1950, les modes de production agricole, la vie familiale, la vie religieuse, ont peu évolué depuis le début du XIXe siècle en comparaison avec d'autres régions. Cet aspect immuable était caricaturé par l'image du basque travailleur, croyant... et bascophone, «eskualdun fededun». L'autorité et la dureté du curé maintenaient une foi religieuse caractérisée par l'omniprésence du châtiment. La mort participait aussi de ce châtiment, dans la mentalité populaire.
Le rite funéraire s'exprimait autour de la maison, l'etxe. La mort d'un individu paralysait son activité que le premier voisin prenait provisoirement en charge. La femme, «maîtresse de maison», agissait en véritable prêtresse, secondée par la benoîte, la «serora». Le cadavre empruntait «elizabidea», voie sacrée maison-cimetière. Une période longue de deuil frappait tous les habitants de la maison, période marquée par divers offices et prières.
L'ezko, petit panier recouvert d'un tissu noir et blanc brodé avec en son centre un cierge enroulé, se trouvait dans chaque maison, propriété de la maîtresse de maison et s'allumait à chaque mort. Il brûlait sur le jarleku, l'emplacement réservé dans l'église à la maîtresse de maison. Au retour de l'enterrement, à l'entrée de la maison, en l'absence du prêtre, on allumait un feu de paille tandis que les assistants gardaient le silence.
Silence, dignité et affirmation de la solidarité communautaire caractérisaient la mort.
L'évolution des rites funéraires s'est faite avec les changements socio-économiques du XXe siècle. Mais, ils ne sont nets que dans les années 50. Il y a eu un temps de réponse assez long à la révolution socio-économique ponctuée par les obus de 14-18. On peut expliquer cela par l'immuabilité des structures sociales, la très forte émigration n'ayant aucun effet sur les pouvoirs en place. L'euskara a servi aussi de barrière, accolée à la religion catholique figée de la première moitié du XXe siècle.

2 — Y a-t-il continuité dans les rites funéraires ?
Sans énumérer tous les changements de ce siècle, on peut noter que les voies de communication, le téléphone, l'école, l'électricité, la médecine, l'automobile, le machinisme agricole ont contribué à bouleverser la société rurale.
Les rites funéraires ont subi le contrecoup : deuil moins long, mort à l'hôpital, relation de la mort par téléphone, transport des défunts en voitures automobiles...
Si les ruptures de rites sont apparentes, les comportements individuels et collectifs répercutent une permanence d'attitudes anciennes.
De nos jours, nous observons
le rôle central de la maison ; sa liaison avec la tombe.
le rôle du premier voisin : il avertit la famille et prend en charge l'activité de la maison du défunt.
le rôle de la femme, même avec d'autres modalités, qui demeure celui de la prise en charge de la vie religieuse. C'est elle qui entretient la tombe, fait la toilette et l'habillage du mort. C'est elle qui porte les habits de deuil les plus voyants (pour les hommes, il n'y a guère plus que la cravate noire).
silence, dignité et solidarité sont toujours de règle à l'occasion d'un décès. «C'est l'occasion où tout le village s'unit».
Des éléments considérables de rupture sont apparus récemment: depuis une dizaine d'années, on ne meurt plus à la maison mais dans les hôpitaux (Ispoure, Saint Palais, Bayonne ou Bordeaux). La pratique religieuse des jeunes diminue beaucoup. Une «équipe paroissiale» de trois prêtres s'occupe des huit paroisses de l'Ostibarre : le curé de village a disparu depuis une dizaine d'années.
On peut ajouter les effets des grandes innovations de cette fin de siècle, la télévision, le téléphone, sans oublier les ruptures d'ordre linguistique: le phénomène de diglossie et la marginalisation de l'euskara qui est condamné à s'éteindre par la négation de toute valeur sociale.

Photo 4 : espace funéraire à Arhansus. Dans ce cimetière peu entretenu (à l'époque de la prise de vue, en juin 1979), l'espace funéraire est matérialisé par l'absence de végétation. Ces tombes ont un caractère archaïque (croix+tumuli). Nous entrevoyons également la variété des croix. Les croix blanches (en fer) signalent en général des tombes d'enfants. Cet ensemble est exceptionnel par le nombre de croix et tumuli (7). Un muret (blanc) entoure une tombe : est-ce l'indication de la tombe la plus récente? On peut noter le processus d'évolution associé à la cohabitation de «styles» différents : croix de style «bas navarrais» (extrêmes gauche et droite) avec traces de peinture; deux croix de pierre (XXe siècle); croix de fer (deux seules et l'une montée sur un support); des objets traditionnels, pots de fleurs, les petites croix placées contre les grandes et, enfin, la dernière génération, celle des plaquettes de marbre gravées (à l'avant de la tombe à muret). Notons aussi un élément en voie de disparition: l'arbuste à l'extrême gauche. Nous avons ici un hil harriak parfaitement défini et contenant tous les éléments de l'espace funéraire traditionnel basque.

Ainsi, la fin du XXe siècle laisse présager de changements très profonds. L'empreinte religieuse reste malgré tout très vivace et, en ce qui concerne les rites funéraires, des indices d'adaptation —ou de survivance— sont visibles :
L'ezko n'est plus utilisé pour les enterrements (depuis dix ans à Ibarolle), mais chaque maison le conserve. Qu'un orage menace les récoltes ou qu'un drame éclate, et on l'allume dans la cuisine, pour prier autour.
Le rite du feu a disparu ; mais si le feu de paille ne brûle plus devant la maison, il est arrivé récemment qu'on l'allume devant le restaurant où la famille allait prendre le repas...
Si au cours du XIXe et dans la première moitié du XXe siècle, les rites funéraires ont peu évolué, en cette fin de siècle, plus que de continuité, il faudrait parler d'adaptation à un monde en pleine évolution.
Il est important aussi de noter que l'évolution des rites funéraires a un effet —à définir— sur l'évolution des monuments funéraires.

V — UN ESPACE FUNÉRAIRE
Le «hil harriak» est un ensemble contenant les monuments funéraires (pierres dressées ou couchées), divers objets rituels (petites croix, plaquettes, vases), les tumuli ou caveaux, les végétaux (plantes vivaces, buis, fleurs). Pour étudier l'évolution de cet ensemble, il faut étudier l'évolution de chacune de ses composantes. Cet ensemble occupe une portion de l'espace que nous désignons «espace funéraire».
Une première donnée est à rappeler : à chaque maison correspond un espace funéraire dans le cimetière. Cet ensemble est continu, de forme rectangulaire et il ne se morcelle pas. Dans cet espace se sont succédé de nombreux objets et humains. Il y a eu évolution dans cet espace et continuité — s'il y en a une — dans le même espace. C'est donc sinon, sur la permanence des objets, du moins sur la permanence de la structuration de l'espace que nous allons porter notre attention.
Par ailleurs, les variations dues aux diverses évolutions affectent les composantes de cet espace et non l'espace. Cette hypothèse est impossible à vérifier avec une grande précision pour les temps passés.
On peut noter cependant, lorsqu'il y a «rétrécissement» du monument funéraire, par exemple, lorsque les traditionnelles sépultures à trois croix et tumuli sont remplacées par un caveau plus étroit, la surface perdue est occupée par du gravier blanc et noir ou d'autres éléments. L'espace funéraire montré par la photo 4 semble exceptionnel; s'est-il «étendu» ? Dans tous les cas, même si cet espace se module, il se construit autour du même point.
Les caractères de cet espace funéraire nous sont suggérés par une analyse des ensembles funéraires actuels.
C'est un espace défini, clos soit par un caveau, qui en constitue l'enveloppe ; soit, dans les autres cas, par un muret de pierre peint en blanc.
Cet espace est souligné par la présence de gravier blanc et/ou noir.
Ce muret semble essentiel pour indiquer l'unicité de l'espace funéraire. Il semble intéressant de revenir au terme de «hil harriak»; ce terme au pluriel qui désigne la tombe de la maison. Le pluriel semble logique lorsque effectivement on trouve plusieurs monuments (croix ou stèles). Hil harriak, littéralement «les pierres des morts», désigne l'espace funéraire, avec l'ensemble de ses monuments. L'unicité du domaine funéraire imprégnait, de toute évidence, la mentalité collective. Aujourd'hui où il n'y a plus pluralité de monuments sur la tombe de la maison (on ne trouve qu'une seule croix sur un seul caveau ou sur un seul fronton), cette unicité du domaine funéraire semble soulignée par le muret et le gravier: sur-signification sans doute, mais signe d'une certaine continuité, celle de l'espace funéraire, quel que soit le type de monument qui y figure.
C'est un espace qui se désigne dans la communauté par le terme «X-eko hil harriak», «la tombe de la maison X». Actuellement, il porte en général une inscription, le nom d'une maison, et, avec une fréquence grandissante, le nom patronymique de la famille. C'est une sur-signification de l'identité, imposée sans doute par tous les aspects administratifs actuels.
Dès qu'il s'y trouve des objets (fleurs, croix, plaquettes diverses), ceux-ci sont disposés dans un certain ordre: il y a un souci d'organiser l'espace (voir photo 1), car c'est un espace signifiant. La symétrie joue un rôle important: un axe de symétrie horizontal partage chaque espace à la manière de cet axe qui coupe le corps humain en deux parties semblables.
Si le centre de rayonnement, élément central de la stèle discoïdale, est absent, l'axe vertical se maintient, en particulier dans les structures à fronton.
Ces axes de symétrie, structurant un espace unique, défini, seraient-ils la constante de l'espace funéraire basque? La fascination primitive de la symétrie semble accorder deux mondes, celui des vivants et celui des morts, celui de la nuit et celui de la lumière.

VI — CONCLUSION.
Pourquoi la stèle discoïdale, souvent présentée comme l'alpha et l'oméga de la créativité et porteuse de l'identité basque a-t-elle disparu? Dans ce cas, quelles sont les constantes de l'art funéraire basque ?
La stèle discoïdale est un produit local, dans le temps et dans l'espace, de circonstances sociales et historiques données. Ces circonstances s'étant modifiées, la stèle allait évoluer puis disparaître, comme toute création culturelle en ayant influencé les formes postérieures. Il est vain de croire que la stèle discoïdale est la seule forme «véritablement basque» du monument funéraire. Les évolutions observées montrent la variété et la vitalité de la création. Le souci constant d'accorder à l'espace funéraire une situation privilégiée, par la permanence de caractères de définition et de structuration, montre une continuité.
Comme l'introduction le soulignait, afin d'aborder convenablement l'évolution du monument funéraire, des analyses fines, incluant les aspects ethnographiques, sont nécessaires. Nos suggestions sont donc encore largement à affiner.
La question de l'avenir se pose également : en cette fin du XXe siècle, les bouleversements socio-culturels du Pays Basque vont-ils modifier les modes d'organisation de l'espace funéraire? C'est certain, mais l'espace créé par la mort sera aussi un espace toujours privilégié où les vivants aimeront retrouver leur mémoire.

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Michel Duvert, Les stèles discoïdales basques. Marcel Etchehandy: Renouveau du cimetière basque

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Lauburu: Harriak iguzkitan 1-6